Manquant de légitimité et, surtout, de soutien, le gouvernement Chahed est piégé. Il est entre le marteau des corporatismes nombreux et puissants et l’enclume du FMI et des autres bailleurs de fonds, qui imposent leurs conditionnalités de manière toujours plus pressantes.
Par Hedi Sraieb *
Dans la mythologie grecque Héraclès (ou romaine Hercule) doit effectuer 12 travaux pour calmer la fureur des dieux. Zeus, en effet, demande à Héraclès d’accomplir les douze travaux qui lui ont été prophétisés par l’oracle de Delphes, et lui promet en échange l’immortalité. Il faudra près de 10 ans au héros mythologique pour les accomplir, mais il est vrai qu’il est lui-même un demi-dieu.
Trêve d’analogie ! Le Premier ministre tunisien, en dépit de sa jeunesse et ses talents, n’est pas un demi-dieu. Mais il affirme pouvoir enclencher la mise en œuvre de 7 réformes essentielles à la reprise du cycle économique. Il s’agit des réformes du système fiscal, du système de financement de l’économie, du système de compensation, de la fonction publique, des entreprises publiques, des caisses sociales et de la protection sociale, et enfin de la modernisation de l’administration.
Un bilan général calamiteux
Un défi véritablement herculéen quand on commence à observer les conditions pré requises à cette mise en place. Nous allons y venir, mais arrêtons-nous un instant sur le contexte général.
Le Premier ministre, rappelons-le, hérite de ses prédécesseurs d’un bilan général calamiteux. Au tableau un double déficit, public et des échanges extérieurs, une inflation galopante, une explosion des dépenses de fonctionnement au dépend des dépenses d’investissements réduites à la portion congrue. Une dette incontrôlée qui atteint des sommets.
Des caisses sociales exsangues, en quasi faillite, incapables de poursuivre leur mission de transferts sociaux. Des dépenses de compensation des biens de première nécessité et des hydrocarbures qui atteignent des sommets. Des entreprises publiques dont les pertes s’accumulent à grande vitesse, et dans l’incapacité de se redresser seules. Une administration centrale comme locale en voie de bureaucratisation rapide, hier fierté nationale.
Autrement dit des gouvernements antérieurs qui ont failli. Incapables d’enrayer les spirales récessives mais qui osent aujourd’hui revenir sur le devant de la scène pour fustiger l’action du Premier ministre actuel. Des premiers ministres (y compris les plus en vue) mais aussi leurs ministres censés maîtriser leur sujet grâce à leur haut niveau de compétences et d’expérience (qui eux aussi font entendre leur critique) n’hésitent pas à vilipender et vouer aux gémonies Youssef Chahed et son équipe composite. Consternant et affligeant le comportement de ces personnalités qui ont tenu un instant les destinées du pays, pour en aggraver le sort. Un brin de décence eut été plus digne et plus approprié. Pour reprendre la parabole bien connue, ces personnalités dites compétentes et intègres qui voient la paille dans l’œil du voisin, oublient la poutre qui est dans le leur. Formidable ironie.
Tous les augures sont défavorables
Ce septième gouvernement possiblement transformé en huitième n’a guère plus de chance de réussir !
Tous les augures (présages au sens antique) autrement dit les conditions environnantes de l’action gouvernementale sont manifestement défavorables. Outre le climat délétère au sein même de la sphère politique, la défiance des citoyens atteint des sommets.
Choisir de s’engager, à ce moment précis, dans des réformes impopulaires et douloureuses, doux euphémisme pour désigner des mesures antisociales est une véritable gageure.
Sans doute le Premier ministre a-t-il des arrières-pensées en se disant qu’il ne peut pas faire pire que ces illustres mais néanmoins mauvais et incapables prédécesseurs. Qui ne tente rien, n’a rien ! Doit-il se dire.
Sans pouvoir nous livrer à un exercice de pronostics dont nos compatriotes sont friands, il y a tout lieu de penser qu’aucune des réformes ne sera véritablement engagée dans ce temps court qui le sépare des prochaines élections.
Imaginez et pour reprendre le seul exemple des caisses de retraites, cette réforme suppose de doubler le niveau de cotisation et simultanément de faire passer l’âge l’égal du départ à la retraite à 66 ans. Un défi insurmontable quand on sait l’hostilité véhémente conjointe des deux grandes centrales syndicales. Au mieux le Premier ministre pourrait-il arracher quelques concessions sur de nouvelles méthodes de calcul des retraites… rien de plus.
Il en va de même du redressement des entreprises publiques toutes plombées par une mauvaise gestion et par la montée irrésistible des impayés tant du côté des particuliers que des organismes de l’Etat lui-même. Couper l’eau, le gaz, l’électricité, pour non-paiement… impensable ! Réduire les personnels sous statuts, comme relever substantiellement les tarifs d’usage; des mesures toujours possibles mais qui nécessitent un effort de pédagogie et de possibles compensations et contreparties (tarifs sociaux, redéploiement des effectifs).
S’agissant de la réforme de la compensation, le gouvernement pourrait annoncer l’introduction d’un mécanisme plus étroit d’ajustement automatique des prix sur les cours du brut en attendant de procéder à de réelles augmentations à la pompe. Et ce ne sera pas demain la veille, alors qu’il y a péril en la demeure.
Il y a, aussi tout lieu de prédire que le gouvernement restera impuissant face à l’exigence d’un élargissement de l’assiette fiscale qui fait tant défaut aux finances publiques. Les marges de manœuvre sont quasi inexistantes du côté des entreprises dont les avantages croissants en la matière sont confirmés par des textes de lois, comme du côté des particuliers sauf à vouloir introduire de nouvelles tranches d’imposition mais alors pour des recettes additionnelles insuffisantes. Enrôler les professions libérales et autres indépendants dans un système au réel, outre la colère qu’elle susciterait auprès de ces piliers du régime passé comme actuel, relève du défi technique de longue durée (obligation de conformité à une comptabilité détaillée, formation des inspecteurs des impôts, etc…).
Que dire du financement de l’économie, autre serpent de mer à l’instar du monstre du Lock Ness. L’Etat et son gouvernement sont proprement incapables de réduire drastiquement et rapidement leurs ponctions régulières (émissions d’obligations et BTA) sur le marché des liquidités ce qui soulagerait d’autant le marché des capitaux. Un nœud gordien qui n’aura pas échappé au lecteur, puisqu’il est de notoriété que les entreprises tunisiennes sont sous-capitalisées et se financent majoritairement par des emprunts bancaires. Le temps des tombereaux de crédits qui se déversaient sur l’économie durant les décennies 70 et suivantes sont bel et bien finis. Il faut désormais en passer par les fourches caudines des marchés financiers très sourcilleux sur le rendement, ou les prêts concessionnaires bilatéraux toujours incertains.
Le marteau (des corporatismes) et l’enclume (du FMI)
Arrêtons là, ce propos qui s’apparente un peu trop à une litanie pessimiste.
Le gouvernement de Youssef Chahed reconduit ou modifié va avoir toutes les peines du monde à accomplir ce qu’il prétend vouloir faire !
Les raisons en sont assez simples. L’opinion n’est pas véritablement préparée. Elle l’est d’autant moins que des pans entiers de la population souffrent déjà grandement.
En second lieu, nombre de formations politiques jouent la carte de l’échec de ce nouveau gouvernement, et feront tous dans les mois à venir pour enrayer et paralyser son action.
Ce gouvernement fusse-t-il remanié et rajeuni manque cruellement de légitimité et donc de soutien. Imaginez un seul instant que Youssef Chahed veuille s’attaquer vraiment à la corruption, au blanchiment de fraude fiscale, à la fuite des capitaux, sans le concours massif de la population… une mission impossible.
De fait le Premier ministre est pour ainsi dire piégé. Il est entre le marteau (des corporatismes nombreux et puissants) et l’enclume (du FMI et des autres bailleurs de fonds qui imposent leurs conditionnalités de manière toujours plus pressantes).
Il ne passera rien ou presque. L’horizon des prochaines élections est bien trop proche… sauf à voir surgir une situation inédite (explosion sociale, recomposition des forces politiques et accord de soutien); situation qui par définition imprévisible.
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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