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Mohamed Ali Hammi et l’orthogenèse du mouvement syndical en Tunisie

L’épisode du bannissement puis de la disparition mystérieuse de Mohamed Ali Hammi, fondateur du premier syndicat tunisien, en 1925, pose le problème récurrent, et pas seulement en Tunisie, des relations compliquées entre politique et syndicalisme.

Par Abdallah Jamoussi *

La révolution tunisienne conçue dans la précarité et le paupérisme des couches sociales marginalisées ne pouvait pas se dérober à sa genèse imprégnée de larmes et de souffrances, pendant des hivers dolents, rôdeurs entre les gravats et la fumée.

Ce tableau d’un paysage rude enseveli dans un linceul blanc, au rendez-vous chez-nous, toujours animé du même vocable: «Ça suffit»; un cri dans la nuit aux abois lynchée par la meute de l’atrocité et de l’insatiabilité. Une force toujours à jour: des spectres ici et là et qui ne rateront pas leur rendez-vous, avec notre histoire captive, chez-eux.
Ces spectres générateurs de misère, toujours à l’affût, prêts à l’assaut; de qui se méfient-ils? Des bas-fonds de notre société transis et meurtris? L’impitoyable hiver les a déterrés sous pression du besoin et d’un désespoir accru. On pouvait tout prévoir, sauf l’irruption de cette force confinée. Jusqu’à quel hiver, cette traque va-telle durer?

Le retour fatidique de Mohamed Ali Hammi

Nous avions connu des hivers du genre revenants, au siècle dernier. Mais le plus dur parmi eux serait celui de 1925 : année de l’exil du pionnier syndicaliste, feu Mohamed Ali Hammi, vers une terre d’asile qu’il n’atteindrait jamais.
Sur foi du vétéran Dr Ahmed Ben Miled, contemporain de ce dernier, car, à s’en tenir aux faits et aux bribes écrites, ainsi qu’à son passeport retrouvé à bord du bateau, Mohamed Ali Hammi aurait été abattu au cours de la traversée et son corps jeté dans le canal de Suez par les services spéciaux français – certainement au su de leurs analogues anglais omniprésents au Canal à cette époque –.

Derrière ce mystère, il y aurait une panoplie d’énigmes parmi lesquelles l’histoire de sa dépouille non rapatriée, l’acte de décès rédigé le 13 mars 1926 par le capitaine du Chambord, navire de marine marchande au bord duquel il eut été embarqué, quelques jours auparavant.

À ces preuves s’ajoute l’histoire de la disparition d’au moins deux membres de sa famille partis à sa recherche au pays de son exil.

Etant donné, ces circonstances, peut-on se fier encore, à la tradition orale qui veuille lui octroyer une rallonge de vie, considérant qu’il est mort en 1928, au cours d’un accident de la route.

Chacun radote à sa guise concernant ce mystère. J’ai du même contacter à cet effet, Dr Ben Miled, de son vivant, soutenait avec force la thèse de l’assassinat de ce militant d’exception qui avait su effectuer des changements sociaux-économiques en cinq mois; durée très courte en comparaison avec son impact social de très longue durée.

N’était-ce pas à lui que revient l’honneur de constituer la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), organisme syndical non inféodé à l’occupant ? Autant dire de son indépendance vis-à-vis des partis politiques qui voulaient l’incorporer. Il faut avouer aussi que c’est à lui que revient le mérite d’avoir initié les Tunisiens à une coopération dans une forme militante et non opportuniste du genre que nous avons dû connaître plus tard, dans les années 1960.

Notons, d’autre part, qu’on pourrait admettre qu’il fut l’instigateur de l’émancipation de la femme, quoiqu’indirectement à travers son camarade de lutte Tahar Haddad, un cheikh de la mosquée Zitouna unilingue d’arabe, trop imbu d’idées traditionnelles et de tabous infranchissables pour un homme originaire du sud tunisien.

Les déboires d’un périple osé

J’ai voulu évoquer cet homme pour deux raisons, lui rendre d’abord hommage à titre posthume pour sa lutte contre la répression de l’occupant et le fanatisme de ses compatriotes du Destour, conditions adéquates pour le situer dans le cadre d’un hiver revenant celui de 1925 au cours duquel Feu Mohamed Ali Hammi, ainsi que certains de ces camarades, furent traduits devant une cour coloniale pour avoir fondé et encadré un organisme syndical permettant aux ouvriers de travailler huit heures par jour et de bénéficier d’un salaire qui leur permettrait de subvenir au strict minimum nécessaire de leurs besoins vitaux. Ce qui est non moins absurde dans cette chronique fut la décision prise injustement à leur encontre et par laquelle on leur avait interdit le séjour sur le sol de leur propre pays en application de la loi relative au bannissement. D’autres travailleurs durent écoper de plusieurs années de prison. Ironie du sort ou artifice du pouvoir colonial ?

La motion du chef du Parti destourien de l’époque

Tout paraissait, pourtant, dans la règle de l’art, s’agissant d’une motion rédigée par Abdelaziz Thaalbi, chef du parti destourien de l’époque et dans laquelle il dût proposer au parlement de l’occupant une sorte d’unification des partis politiques tous azimuts, ainsi qu’une fusion des composantes syndicales.

Cette motion n’avait pas connu de suite, de même qu’elle n’avait pas fait objet de discussion, jusqu’au jour où, les autorités eurent décidé de démanteler la CGTT en instrumentalisant ce projet d’aspect fédérateur; alors que dans le fond, il tendait à faire table-rase de la lutte pour l’autonomie des tunisiens.

À cet effet, on avait sorti du casier ce document et demandé aux chefs des partis de le signer. Seul Jean-Paul Finidori, membre du parti communiste, refusa de le signer; omission qui lui avait valu la haine de ses compatriotes français, qui l’accusèrent de haute trahison.

Le Parti destourien se serait senti débarrassé d’un rival, ayant créé le vide autour de lui en mobilisant ses adhérents pour la cause syndicale. Parmi les signataires en soutien à la motion de Thaalbi, à coup sûr biaisée, pour servir les intérêts du colonialisme, on cite le chef du parti réformiste : Hassen Guellaty, le secrétaire administratif du parti destourien, un algérien dénommé Ahmed Madani, proche parent de Abassi Madani, m’a-t-on dit. Il sera nommé au gouvernement Ben Bella comme ministre des Affaires culturelles.

Le déni de justice

On devait imaginer dans quel état de léthargie fut plongée la Tunisie, à la suite de ce déni de justice. Presque tous les témoignages corrélatifs ont fait état d’un blackout politique. Pour longtemps, la Tunisie fut plongée dans une torpeur qu’elle peinait à contourner dans la littérature, la musique. On cite à titre d’exemple : Ali Douagi, Bechir Khraief, pour la littérature, Habiba Msika pour la chanson. Activités théâtrales : le nombre de troupes théâtrales s’était accru et les présentations s’étaient étendues à l’intérieur du pays.

Néanmoins, la Tunisie affaiblie n’aurait pu reprendre conscience qu’à des années plus tard, grâce à la ténacité d’un charretier colporteur du nom de Belgacem Gnaoui, originaire de Métouia à Gabès, qui avait su effectuer une percée dans la nuée; quoi que cette embellie fut de courte durée, au terme de laquelle, Hédi Nouira, membre actif du Néo-Destour, eut voulu faire main basse sur le syndicat initiatique, manœuvre avortée par l’administration coloniale qui dut interdire pour une durée de sept ans toute activité politique dans le pays.

Fût-ce la récompense attendue de la part du protectorat? Une fois la France débarrassée de Mohamed Ali Hammi, elle n’avait plus de compte à rendre à aucun indigène, même au secrétaire du parti Destour, qui devait connaître à son tour une réaction inattendue : le bannissement, à l’instar de ses rivaux de la CGTT.

Hégémonie et rivalité

Que doit-on retenir de cette rétrospective, sinon que le parti destourien ne pouvait pas supporter la rivalité d’une autre force que lui sur le champ de son action politique. Les Destouriens avaient-ils raison ou tort d’avoir voulu à tout prix assujettir le syndicat et le mettre sous tutelle de leur parti? La question de l’autonomie syndicale restera-telle pour longtemps dubitative? Jusqu’à quelle limite devrions-nous supporter la condescendance de la tutelle totalitaire des partis au pouvoir?

* Universitaire.

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