La dynamique post révolutionnaire en Tunisie n’a pas réussi à construire un vrai projet de société, et ce à cause d’un phénomène inattendu, rendu possible par la liberté et démocratie : l’hypertrophie des egos et l’irresponsabilité de tous et de chacun.
Par Kahena Abbes *
Nous avons assisté, au cours de la période post révolution du 14 janvier 2011 à la prolifération des partis politiques, puis à l’évolution des uns et à la disparition progressive des autres.
Dans le domaine culturel, si la production des romans et essais a connu une montée sans précédent, le débat concernant la crise de la société tunisienne n’a pas été fructueux, la scène intellectuelle est marquée par un vide et les quelques voix qui se sont élevées ont préféré maintenir leurs positions et défendre leurs opinions.
L’hypertrophie des ego
La raison d’une telle dispersion n’est autre que l’apparition d’un phénomène quasi général, il s’agit de l’hypertrophie des ego chez les acteurs de la scène politique, sociale, culturelle, médiatique ou autres et l’absence de tout projet de société capable de créer une certaine solidarité. L’intérêt personnel est devenu le but à atteindre soit par les groupes soit par les individus.
Il existe plusieurs raisons à l’apparition d’un tel phénomène.
Il y a, d’abord, les opportunités offertes par le processus démocratique qui permet à chacun d’avoir la position à laquelle il aspire.
Il y a, ensuite, la répression et les injustices exercées par l’ancien régime qui ont laissé un sentiment d’humiliation et de frustration chez la majorité des Tunisiens.
Il y a aussi l’absence de valeurs culturelles reconnaissant l’individu en tant que singularité au sein du groupe.
Il y a, également, l’incapacité de la société à intégrer la modernité, à créer d’autres valeurs nécessitant un investissement collectif.
Il y a, enfin, la difficulté d’aspirer à un nouveau projet pour remplacer celui de l’Etat-nation, né au lendemain de l’indépendance de la Tunisie en 1956.
Le déni de l’autre et la surestimation de soi
C’est d’un point de vue socioculturel que ce phénomène est exposé sans mettre l’accent sur l’aspect pathologique considéré par la psychiatrie comme un trouble de comportement.
En effet, le narcissisme est caractérisé par quelques symptômes à savoir l’idée de grandeur, le manque d’empathie envers des autres, le besoin incessant d’admiration et de reconnaissance.
Or le discours narcissique dominant tel qu’il continue d’être véhiculé par les médias renvoie souvent à des capacités, connaissances et aptitudes beaucoup plus qu’à l’expérience personnelle, l’histoire et la singularité de son auteur, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur un certain héroïsme représenté par l’image du sauveur, du connaisseur, de l’omniscient, du meneur d’hommes, du chef, beaucoup plus que sur des valeurs individualistes qui renvoient à un itinéraire, un parcours, des qualités personnelles, une histoire, une expérience, une individualité, des ouvrages, une carrière…
Le problème ne réside pas dans la légitimité d’une telle revendication fondée très souvent sur un éventuel mérite, mais dans le déni de l’autre et la surestimation de soi et surtout dans l’absence d’une vision basée sur l’intérêt du pays. Aucun débat d’idées n’a été réellement entamé sur une grande échelle concernant les trois grandes revendications de la révolution tunisienne à savoir : qu’est ce nous voulons dire par liberté, dignité et justice?
Si la décentralisation pourrait-elle être la meilleure solution pour une nouvelle répartition des richesses, ou bien faudrait-il envisager d’autres solutions impliquant une remise en question des choix économiques de l’Etat national? Quelles seraient les réformes envisageables aussi bien pour l’enseignement public que pour la justice? Quelle issue prévoir pour le chômage? Comment consolider la notion de citoyenneté afin de responsabiliser le citoyen, l’inciter à accomplir ses obligations, à ne pas se contenter de revendiquer ses droits?
Une dispersion causée par l’égocentrisme
Car il y a eu un clivage entre les discussions et analyses de ces thèmes par les chercheurs universitaires, penseurs et artistes et le discours des politiciens, ce qui a empêché leur interférence, pour une seule raison : une dispersion causée par l’égocentrisme soit des uns soit des autres.
Ainsi on continue de traiter les défis auxquels est confrontée la Tunisie d’une manière assez rudimentaire, en mettant l’accent sur la responsabilité de telle ou telle personnalité politique, en la rendant à l’origine de tous les problèmes du pays, sans remettre en question tout le système mis en place.
Le narcissisme dont il s’agit est une fabrication sociale qui ne signifie nullement une individualité, une singularité, mais la faculté d’occuper une fonction politique et d’incarner l’image toute puissante d’un sauveur.
Par conséquent, la dynamique post révolutionnaire n’a pas réussi à construire un vrai projet de société, ni même une vraie réforme, sinon des lois qui restent à appliquer.
* Avocate et écrivaine.
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