Tant que les dirigeants tunisiens resteront convaincus qu’ils peuvent s’en tirer en faisant la quête auprès des bailleurs internationaux et, en échange de fausses promesses, obtenir de l’argent, il y a peu de chances que des réformes économiques sérieuses soient menées. Mais tôt ou tard, l’économie se vengera de la politique.
Par Francis Ghilès *
La Tunisie présente cet été un visage souriant aux millions de touristes qui se pressent sur la côte entre Hammamet et Mahdia et, plus au sud, sur l’île de Djerba. Ce pays a toujours été tolérant et ouvert au monde et, en cet été 2019, ses habitants sont soulagés que les visiteurs étrangers aient retrouvé les hôtels tunisiens, quatre ans après les attentats du Musée du Bardo et de Sousse. Ces événements avaient obligé certains tours opérateurs, fers de lance du tourisme de masse qui caractérise ce secteur, à retirer la destination Tunisie de leurs catalogues.
Aux Européens, qui connaissent le pays depuis longtemps, aux Algériens et aux Libyens, qui apprécient aussi les hôtels de leur voisin immédiat, s’ajoutent les Russes qui, pour leur majorité, découvrent le pays pour la première fois. Ils seront sans doute plus de 700.000 à y venir cette année. Les Tunisiens sont également nombreux à fréquenter les plages en été durant lequel la vie sociale semble émigrer de Tunis vers le sud.
Chute des recettes en devises par nuitée et raccourcissement de la durée des séjours
Le secteur du tourisme est un gros employeur de main d’œuvre et a rapporté 1,32 milliard de dollars en 2018. Néanmoins, les statistiques, que l’Etat publie de manière de plus en plus tronquée, masquent mal une chute des recettes en devises par nuitée touristique et le raccourcissement de la durée des séjours. Au Maroc, chaque touriste rapporte dix fois plus qu’en Tunisie. En 2008, le tourisme rapportait 2 milliards de dollars. Depuis 2015, les transferts de la diaspora ont détrôné ceux du tourisme.
Le mésusage croissant des statistiques que souligne l’économiste Hachemi Alaya («La Tunisie prise au piège d’une addiction aiguë à la chiffrite», ‘‘Ecoweek’’, numéro 21, 27 mai 2019) illustre le brouillard politique et économique dans lequel est plongé le pays à l’approche des élections législatives et présidentielle de l’automne prochain.
Pour beaucoup, et notamment pour les nombreux jeunes au chômage, la démocratie tunisienne a un goût amer. Ils sont plus pauvres aujourd’hui qu’ils ne l’étaient en 2010. Il n’y a pas eu de révolution à proprement parler en 2011 mais une révolte qui a décapité le système et confisqué les biens mal acquis de la famille de l’ancien dictateur Ben Ali. Les actifs industriels, financiers, immobiliers et agricoles n’ont guère changé de propriétaires depuis, quoique le parti islamiste Ennahdha ait réussi à s’approprier une part du gâteau.
Les médias sont officiellement libres, mais nombre d’entre eux, dont plusieurs chaînes de télévision appartiennent à des hommes d’affaires puissants. La manipulation y est autant à l’honneur que l’information. La corruption a été efficacement démocratisée. La liberté est palpable mais un horizon économique apparemment bouché pousse de nombreux jeunes diplômés à fuir le pays, majoritairement vers la France, l’Allemagne, l’Italie, le Canada et les pays du Golfe. Certaines PME s’installent au Maroc. De nombreux Tunisiens se sont détournés de la politique. C’est un spectacle qui leur paraît mélanger mauvaise comédie et corruption et ne leur inspire que du dégoût.
La démocratie s’épanouit rarement quand les estomacs sont vides
Que le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Slim Khalbouss, préfère l’expression de «mobilité des compétences» à celle de «fuite des cerveaux» ne change rien à la réalité. 95.000 cadres ont quitté le pays depuis 2011, selon un rapport de l’OCDE, y compris 200 à 300 médecins spécialistes et 1500 ingénieurs. Un nombre croissant de directeurs de PME s’installent au Maroc. Une bureaucratie pesante s’ajoute aux autres difficultés et pousse les plus entreprenants à refaire leur vie ailleurs. Multiplier les séminaires officiels qui soulignent l’attractivité du pays pour les investisseurs étrangers relève, à ce stade, de l’incantatoire.
La démocratie s’épanouit rarement quand les estomacs sont vides. L’une des statistiques les plus éloquentes aujourd’hui est que 20% de la population est pauvre. C’est la conséquence inévitable de l’effondrement de la richesse nationale (PIB), passée de 44,8 milliards de dollars en 2008 à seulement 40 milliards l’an dernier. Elle devrait encore décroître à 35,2 milliards en 2020. Le PIB par habitant, qui a diminué d’un cinquième depuis 2011, s’établit aujourd’hui légèrement au-dessus de 4000 dollars et devrait, selon les prévisions du FMI, chuter sous cette barre à partir de 2020.
La Tunisie a cessé d’investir et dépense allègrement l’argent qu’elle ne gagne pas pour soutenir la consommation. L’investissement, qui a culminé à plus de 30% du PIB durant les années 1980 et qui se maintenait au niveau respectable de 25,6% à la veille de la chute de Ben Ali, a chuté à 20% l’an dernier. Le taux d’épargne, à 8,9%, a chuté de plus de moitié en dix ans. S’ajoute à cette dérive alarmante une croissance rapide de l’endettement extérieur. Elle est la conséquence inévitable de l’absence de stratégie économique et de l’incapacité du gouvernement, dirigé depuis août 2016 par Youssef Chahed, de mener des réformes.
Le chômage reste un mal chronique, fragilisant l’économie et le corps politique. Le fossé économique, social et éducatif entre un littoral relativement aisé et un arrière-pays plus pauvre existe toujours. La Tunisie est, sur le plan économique comme social, éducatif et sanitaire, divisée en deux tribus distinctes. Les jeunes, qui supportent le gros du chômage, refusent de voter parce qu’ils jugent impossible de croire à une démocratie, que, par contraste, de nombreux think tank et politiciens occidentaux continuent de présenter comme un modèle dans le monde arabe.
Beaucoup de Tunisiens constatent que de nombreux débats à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), où leur Premier ministre ne siège même pas, ne servent à rien. Il n’est guère surprenant qu’un sondage récent crédite le propriétaire de la chaîne de télévision privée Nessma, Nabil Karoui, de 30% des intentions de vote s’il devait faire acte de candidature à la présidence.
Les autorités tunisiennes ont empêché 6.369 Tunisiens de partir en 2018, soit presque deux fois plus qu’en 2017, selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Environ 1600 d’entre eux sont morts en mer en 2018, à peine moins que l’année précédente. Ils sont désillusionnés quant au futur de ce qu’ils ont appelé avec humour Jumhurriyat al-shaykhayn, la République des deux patriarches, c’est-à-dire la gérontocratie du président Béji Caid Essebsi et du leader islamiste Rached Ghannouchi. Beaucoup de Tunisiens considèrent que leur démocratie est factice.
L’économie tunisienne est maintenue à flot par une perfusion permanente d’aide internationale. Cette année, elle aura besoin de 10 milliards de dinars tunisiens, selon les estimations du gouvernement. Le coût des emprunts a augmenté en 2018 par rapport à 2017 et devrait continuer à croître cette année, mais le FMI estime que le niveau d’endettement du pays reste acceptable, notamment parce qu’une grande partie de la dette, contractée auprès du FMI, de l’Union européenne, de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement, bénéficie de taux d’intérêts peu élevés et jouit de maturités longues.
Le conseil d’administration du FMI a approuvé, le 12 juin 2019, la cinquième revue du programme dont bénéficie la Tunisie mais considère que les risques demeurent «très élevés» du fait du fait des «vulnérabilités macroéconomiques persistantes». Ce n’est guère surprenant puisque seuls 4 indicateurs structurels sur 9 et 4 critères de performances quantitatifs sur 6 ont été atteints.
La satisfaction du FMI face à la consolidation du déficit budgétaire, qui est passé selon le ministère tunisien des Finances de 6,1% du PIB en 2017 à 4,8% l’année dernière, ne peut masquer l’énorme augmentation du coût de la masse salariale publique (112% entre 2010 et 2017) qui consomme la moitié du budget et de la dette publique (de 39% du PIB en 2010 à 71,7% en 2018).
L’investissement public est passé de 7,2% du PIB en 2011 à 5,4% l’an dernier. Les recettes fiscales de l’Etat, notamment celles issues de l’augmentation des taxes sur l’essence, ont fait augmenter le coût du transport, ce qui, conjugué à des prix alimentaires plus élevés, affecte de manière disproportionnée les Tunisiens à revenu faible ou moyen.
L’activité économique globale s’est affaissée. Les jeunes entrepreneurs ont de grandes difficultés à obtenir un prêt lorsqu’ils n’ont pas de biens immobiliers à offrir en garantie : 46% des micro-entreprises empruntent de façon informelle et celles qui ont un compte en banque limitent au minimum leurs transactions, selon Hachemi Alaya («Un sous-développement financier néfaste et indigne», ‘‘Ecoweek’’, numéro 22, 3 juin 2019). Les banques tunisiennes sont heureuses de faire des affaires avec les clients bien établis, mais montrent peu d’intérêt pour le menu fretin.
Comparez ces chiffres avec ceux du Kenya où le pourcentage de personnes qui disposent d’un compte en banque est passé de 32% en 2011 à 72% en 2015. Pendant ce temps-là, la Banque mondiale organise des séminaires sur la digitalisation des paiements, en complet décalage avec les principaux enjeux. Pendant ce temps, il n’y a aucune volonté politique d’augmenter les taxes sur les catégories professionnelles telles que les médecins et les avocats, sans parler des milliers de cafés dont la charge fiscale est beaucoup moins lourde que celle qui pèse sur les salariés tunisiens. Le secteur bancaire jouit de rendements record sur le capital et les bénéfices. La Biat, l’une des principales banques privées du pays, réalise une marge comprise entre 15% et 20%.
L’enveloppe de 2,9 milliards de dollars de prêts accordée par le FMI en 2016 ne court aucun risque. Bien que la Banque mondiale ait atteint sa limite technique de prêt à la Tunisie, elle trouvera sans aucun doute moyen de prêter davantage parce que les pays occidentaux soutiennent fermement ce qu’ils considèrent comme une démocratie unique en son genre dans le monde arabe. L’Union européenne a engagé 800 millions d’euros dans le pays depuis 2011. La Tunisie a aussi élargi ses sources de financement international : l’Arabie saoudite lui a récemment consenti un prêt de 500 millions de dollars, avec des conditions favorables.
L’augmentation récente des taux d’intérêt nuit à l’investissement. La jeune démocratie avait hérité d’un pays dont les finances publiques étaient saines et qui s’enorgueillissait de la confortable somme de 3,5 milliards de dinars tunisiens issus de la privatisation en 2011 de Tunisie Telecom. La masse salariale représentait alors un tiers seulement de ce qu’elle est aujourd’hui. La production de phosphates s’est effondrée de 7,5 millions de tonnes en 2010 à 3,3 millions l’année dernière, tandis que le nombre de «travailleurs» dans le secteur des phosphates et des engrais a été multiplié par 5, pour atteindre 30.000 emplois. La baisse récente du prix des phosphates et des engrais à base de phosphate, baisse qui, selon un récent rapport de la Banque mondiale, est amenée à durer, devrait encourager le gouvernement à agir, mais dans l’état actuel d’inertie politique, cela est peu probable. Les phosphates, les engrais et le pétrole brut ont représenté 30% des exportations en 2010 mais seulement 9,1% en 2018.
Qu’attendent les Tunisiens de leur gouvernement ?
Une question reste posée : que se passera-t-il si les prêts et l’aide, qui supportent actuellement l’activité économique et un endettement croissant, ne sont pas accompagnés par des réformes économiques et financières d’envergure ? Plus fondamental encore, pour reprendre les mots de l’ancien ministre des Finances Fadhel Abdelkefi, «Que veulent et qu’attendent les Tunisiens de leur État» ? Si les dirigeants politiques, la puissante union syndicale UGTT et les hommes d’affaires proches du pouvoir continuent de traiter l’État comme une vache à lait, la Tunisie continuera de s’appauvrir.
Les mots de M. Abdelkefi résonnent car, en tant que membre du gouvernement pendant un an jusqu’en août 2017, il a tenté de mettre en place d’importantes réformes, jusqu’à ce que des questions concernant son intégrité, en lien avec une ancienne affaire de douane qui fut finalement classée par les tribunaux, l’ont poussé à la démission.
Le Premier ministre n’a rien fait pour le défendre, ce qui en a convaincu beaucoup, que les intentions de réformes clamées publiquement par M. Chahed n’étaient pas sérieuses. Un membre de l’équipe de la Banque mondiale en Tunisie fut plus direct : «L’attaque contre M. Abdelkefi est un coup d’Etat… Le premier pas vers la reprise du contrôle par l’Etat profond (deep state)… La Tunisie ressemble à une grenouille placée dans de l’eau bouillante.» Le Premier ministre n’a rien fait au cours des 22 derniers mois qui puisse suggérer qu’il soit sérieusement préoccupé de réformes.
Les principaux responsables politiques assurent que, d’ici 2020, de sérieuses réformes économiques seront entreprises, mais ces promesses sont peu convaincantes pour ne pas dire inaudibles. Cela ressemble trop a du «tmenik» (des fausses promesses en vernaculaire tunisien), pense l’homme de la rue. Mais se pose alors la question de quelle valeur politique pourrait bien avoir des élections dans lesquelles une majorité des Tunisiens de moins 30 ans ne votent même pas, comme ce fut le cas lors des élections municipales de mai 2018. De telles élections peuvent-elles résulter en une majorité de députés bénéficiant d’un solide mandat pour réformer? Si aucun parti ne parvient à obtenir une majorité, la classe politique tunisienne ne sera-t-elle pas entraînée dans un processus de marchandage opaque qui ici comme ailleurs, tient lieu de démocratie ? Les conditions ne semblent guère réunies, en cet été 2019, pour faciliter l’émergence d’hommes de conviction, intègres et capables d’articuler et de mener à bien réformes audacieuses.
Pendant ce temps, les salaires des fonctionnaires augmentent, ce qui va bien sûr à l’encontre de l’orthodoxie du FMI. Ce que le gouvernement donne d’une main au FMI, il le reprend de l’autre. C’est une partie de poker menteur. S’il est vrai que les investissements étrangers augmentent depuis dix-huit mois, la Tunisie attire moins qu’avant, surtout comparée au Maroc.
Les troubles en Algérie et en Libye ont amené un flux de devises étrangères dans le vaste secteur informel qui soutient l’activité mais dont les chiffres n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. Mais les transferts de la diaspora tunisienne, qui rapportent au pays plus que les recettes touristiques, ont chuté, eux, de 9% au cours du premier trimestre 2019 par rapport à la même période l’an dernier, ce qui n’est guère un signe de confiance dans l’avenir.
De nouvelles politiques stimuleraient l’économie
Trois secteurs, parmi d’autres, ont désespérément besoin de nouvelles idées. M. Abdelkefi suggère que l’on pourrait considérer la possibilité d’accorder des stock-options aux travailleurs dans le secteur des phosphates. Au-delà de ce secteur, les employeurs, les travailleurs et le gouvernement ont besoin de confronter leurs idées, de discuter, d’imaginer le futur de la Tunisie. En l’absence de tels débats, il n’y a aucune chance de sortir de ce qui ressemble fort à un cul-de-sac.
Dans le secteur de l’agriculture, sacrifié depuis les années 1960 au développement du tourisme et des industries offshore, il faut absolument revisiter la question des fermes d’Etat et des terres domaniales. Celles-ci représentent près de 500.000 hectares et occupent quelques-unes des plus riches terres du pays. Des milliers d’hectares demeurent inexploités. Alors que de plus en plus de personnes investissent dans l’huile d’olive de première qualité, dont l’exportation est l’une des récentes réussites de la Tunisie, et dans des conserves de fruits et de légumes de bonne qualité, ces terres méritent d’être privatisées.
Les Moulins de Mahjoub offrent un parfait exemple d’un domaine privé et d’une entreprise qui exporte 100 tonnes d’huile d’olive pressée à froid dans 25 pays à travers le monde. 100 tonnes supplémentaires sont utilisées pour la conservation des artichauts, des poivrons et de l’ail, qui sont tous vendus à l’étranger.
Le secteur agricole emploie 20% de la population mais ne représente que 10% de la valeur des exportations. Il reste le parent pauvre du développement économique : les ruraux représentent un tiers de la population mais ils sont de plus en plus marginalisés. L’investissement privé et la privatisation des terres domaniales sont pourtant la réponse pour créer des emplois à l’intérieur et aider à réparer cette fracture sociale et économique entre les deux Tunisie. Elle permettrait de redonner de l’espoir aux régions pauvres du centre-ouest, du nord et du nord-est. La Tunisie est l’endroit idéal pour produire des amandes et des pistaches. Celles-ci ne sont pas soumises à des quotas d’importation dans l’UE qui importe 70% des amandes qu’elle consomme.
Ce ne sont pas les idées qui manquent mais c’est sans doute le mépris que beaucoup de Tunisiens, notamment dans la capitale et la fonction publique, ont pour l’agriculture qui empêche de voir ce qui crève les yeux. Le découplage, que souligne Leith Ben Becher entre production agricole et régime alimentaire, est profondément ancré. Ce qui prime «c’est la préférence accordée aux consommateurs aux dépens des producteurs. Cela se traduit par d’immenses aberrations, comme la subvention accordée aux huiles de graines importées (environ 200.000 tonnes par an) et pas à l’huile d’olive produite localement ! Idem pour le déclin de l’élevage ovin au profit des filières bovine et avicole (où le maïs et le soja importés représentent 60% de la ration alimentaire)».
Personne n’est plus conscient du potentiel du pays que Leïth Ben Becher qui a créé après 2011 un syndicat indépendant, le Syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri). Une question demeure pourtant : pourquoi le gouvernement continue-t-il de soutenir un syndicat national des agriculteurs, l’Union tunisienne de l’agriculture de la pêche (UTAP) ? La réponse, telle qu’elle fut adressée il y a une dizaine d’années par Adel Sahel, conseiller scientifique en chef de la plus grand compagnie agro-alimentaire tunisienne Poulina, au président Ben Ali est toute simple : «se débarrasser du ministère de l’Agriculture». Les prêts de la Banque nationale agricole (BNA) ne concernent qu’à hauteur de 20% des agriculteurs, quand ces derniers ne bénéficient par ailleurs que de 5% des prêts concédés par le secteur privé. Dans ce secteur, l’Etat marche sur la tête alors qu’il devrait inventer un triptyque qui serait bâti sur trois piliers : agriculture, alimentation et ruralité. L’érosion des sols, la rareté de l’eau et le changement climatique plaident pour une révolution dans ce secteur.
Une des plus grandes erreurs politiques du président Bourguiba a été de nationaliser le secteur agricole. À la veille de son limogeage par le président en 1969, l’omnipuissant tsar économique Ahmed Ben Salah avait vu sa méthode de planification centralisée fermement soutenue par la Banque mondiale, qui était convaincue que l’économie tunisienne était sur le point de décoller. Quarante ans plus tard, la Banque ne tarissait pas d’éloges sur le modèle tunisien. On sait ce qu’il advint du fameux modèle. On se rendit compte, en 2011 qu’il n’existait pas.
D’ambitieuses politiques dans les transports maritimes et aériens pourraient également stimuler fortement l’économie. L’Union européenne attend que le gouvernement tunisien accède à sa demande d’ouverture de l’espace aérien, qui permettra à des compagnies low-cost d’opérer librement. Mais, du fait de l’opposition de l’UGTT, l’aéroport de Tunis Carthage, qui est de loin le plus dynamique du pays, a été exclu de l’accord. Tunisair connaît une véritable hémorragie financière et offre un service qui peut être décrit comme une insulte permanente à ses clients. La liste des employés a augmenté depuis 2011, mais la plupart des «nouveaux employés» ne prennent même pas la peine de se présenter au travail et se contentent de recevoir un confortable chèque à la fin du mois.
Pour couronner le tout, un tout nouvel aéroport, qui a été terminé il y a une dizaine année à Enfidha, au sud de Tunis, ne voit que rarement un avion atterrir. La construction d’une liaison ferroviaire rapide et la fermeture de Tunis-Carthage auraient pourtant révolutionné le transport aérien dans le nord du pays.
L’aéroport de la capitale occupe 1 000 hectares de terres de choix au cœur de Tunis. Si ces terrains pouvaient être réaménagés de manière à restructurer le cœur d’une capitale désespérément en manque d’espaces verts et où la congestion routière est permanente, les bénéfices en termes d’environnement urbain seraient énormes. Toute la désolante histoire de l’aéroport d’Enfidha et de Tunisair montre que, contrairement à ce que disent de nombreux responsables politiques tunisiens aux prêteurs étrangers, la Tunisie n’est pas à court de liquidités. Le pays est plutôt à court de dirigeants politiques ayant des idées audacieuses et la volonté de les faire adopter. Quant au transport maritime, un projet avait été élaboré il y a une décennie pour créer un nouveau port en eau profonde, sur la côte et à proximité de l’aéroport. Les experts estiment néanmoins qu’un cinquième seulement de cet argent pourrait financer la modernisation de tous les ports existants.
Les activités touristiques rapportent annuellement au pays 1 milliard de dinars tunisiens, tandis que le voisin marocain gagne l’équivalent de 12 milliards de dinars pour quelques 12 millions de touristes. Améliorer l’image du pays pour attirer des touristes de meilleur standing est urgent. Mais le soleil et la plage à prix coûtants restent les fondements du secteur touristique. La croissance du nombre de maisons d’hôtes suggère que les Tunisiens ont individuellement compris dans quelle direction il faut aller. Ils sont bien conscients du caractère attrayant des riches sites archéologiques tunisiens hérités des Romains et des Carthaginois, des mosquées et des vieilles forteresses, des oasis au milieu du désert et des séjours gastronomiques avec huile d’olive et produits locaux. Il est essentiel de construire une nouvelle image du pays qui intégrerait le secteur de la haute technologie, notamment les technologies de l’information et le tourisme médical. Au demeurant, ces deux domaines engagent tous deux un niveau moyen d’éducation élevé.
À tout le moins, le gouvernement ne pourrait-il pas faire en sorte que les quelques 150 hôtels qui sont aujourd’hui fermés soient vendus, meublés et rouverts ? Le poids de dettes pourries ou de crédits non-recouvrables dans certaines banques tunisiennes, comme la STB, notamment dans le secteur touristique, est important mais reste secret. La Banque mondiale avait proposé un plan pour restructurer et vendre, avec une décote, ces crédits, mais les propriétaires d’hôtels, dont beaucoup avaient emprunté de l’argent dans le cadre d’opérations spéculatives plutôt que de développement hôtelier, ont refusé. L’absence de courage politique paralyse toute tentative pour moderniser ce secteur.
Tant que les dirigeants tunisiens resteront convaincus qu’ils peuvent s’en tirer en faisant la quête auprès des bailleurs internationaux et, en échange de fausses promesses, obtenir de l’argent, il y a peu de chances que des réformes économiques sérieuses soient menées. Ceci dit, une Algérie qui moderniserait en profondeur son système politique et économique serait tout bénéfice pour la Tunisie, pour qui le marché du voisin de l’est est important.
La Tunisie souffre économiquement des troubles en Libye, mais l’argument que le pays est la seule démocratie du monde arabe agace de plus en plus les prêteurs étrangers. Les sommes prêtées à la Tunisie sont faibles, en valeur absolue, ce qui explique que les débiteurs peuvent oublier le pays la plupart du temps. Les partenaires étrangers n’aident pas la Tunisie en ne dénonçant jamais le bluff des politiciens tunisiens. Tôt ou tard, l’économie se vengera de la politique. La classe politique serait d’autant plus impardonnable de continuer à refuser les réformes que la Tunisie n’a pas, contrairement à ses voisins, une armée prédatrice avec qui elle doit composer. **
*Chercheur au CIDOB de Barcelone.
** Article paru dans ‘‘Le Grand continent’’ du 27 juin 2019, reproduit avec l’accord de l’auteur. Le titre est de la rédaction de Kapitalis.
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