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La Tunisie face aux complications et aux menaces du conflit libyen

Tous les Tunisiens s’interrogent, à juste titre et en toute légitimité, sur la visite de travail impromptue à Tunis du président turc Recep Tayyip Erdogan, mercredi 25 décembre 2019, et ses implications sur le conflit libyen à nos frontières.

Par Sémia Zouari *

Certains s’offusquent de ce que la Tunisie court le risque d’être impliquée dans ce conflit. La question est : quel pays y a-t-il été, depuis toujours, politiquement, démographiquement, géographiquement, historiquement, économiquement plus impliqué que le nôtre?

Avec plus de 400 kilomètres de frontières communes, des populations transfrontalières unies par de multiples liens de mariage, une région sudiste très liée à la Libye jusqu’à la tentation sécessionniste, une colonie tunisienne très importante en Libye dont la capitale Tripoli et Ghedames étaient des territoires rattachés à la Tunisie historique? Avec, anecdotiquement, la plus grande concentration du patronyme Trabelsi (Tripolitain)?

La vérité sur la position tunisienne à propos de la Libye

À mon humble avis, on ne pourrait certainement pas reprocher à la diplomatie tunisienne les prises de position suivantes dans le conflit libyen:

– d’avoir été pragmatique avec la réalité du terrain;

– d’avoir pris la décision politique de garder ses frontières ouvertes pour éviter une crise humanitaire majeure devant l’afflux de réfugiés. Plus de deux millions avec les conséquences financières énormes sur le budget tunisien. Le ministère de la Défense nationale (MDN) réclame au ministère des Affaires étrangères (MAE) plus de 300 millions de dinars tunisiens (MDT) au titre de la gestion des camps de réfugiés sans compter, pour le ministère du Transport les impayés des frais résultant de l’accueil des avions affrétés pour le rapatriement des réfugiés et à ce jour non honorés par un pays comme l’Egypte qui avait choisi de fermer ses frontières à tous les réfugiés, même les siens, mais n’a cessé de s’ingérer dans le conflit en voulant se rattacher la Cyrénaïque comme du temps de l’empire Ottoman ;

– d’avoir accueilli toutes les réunions des acteurs libyens entre eux ou avec des intervenants étrangers, aux niveaux bilatéral et multilatéral (avec l’Onu, la Ligue des Etats arabes, l’Union Européenne, l’Otan);

– de s’être alignée sur la légalité internationale en reconnaissant uniquement le gouvernement de Fayez Sarraj reconnu et soutenu par les Nations Unies ;

– d’avoir été le seul poumon pour la population libyenne prise en otage d’un conflit mondialisé et d’avoir accueilli les blessés de guerre sans aucune discrimination;

– d’avoir accueilli les tribus libyennes avec tous les honneurs sachant qu’elles sont des acteurs légitimes, nationalistes et respectés;

– d’avoir essayé de rapprocher les protagonistes du conflit libyen en allant jusqu’à accueillir l’autoproclamé Maréchal Khalifa Haftar qui fut reçu par feu Béji Caïd Essebsi mais continua à faire capoter toutes les négociations inter-libyennes (notamment lors du Sommet de Palerme en octobre 2018) en réclamant d’être le chef suprême des armées dans un gouvernement d’union nationale où il voulait être un raïs omnipotent ;

Khalifa Haftar reçu à Carthage par Béji Caïd Essebsi…

– d’avoir gardé une représentation consulaire active aux frontières après avoir subi les attaques répétées de ses missions diplomatiques et consulaires à Tripoli et à Ben Ghazi…

Les ingérences internationales dans les affaires libyennes

En revenant à la visite d’Erdogan en Tunisie, elle ne fait que donner plus de visibilité à l’internationalisation du conflit, depuis ses débuts en 2011.

Un conflit inextricable du fait des ingérences et où l’on se demande s’il n’arrange pas toutes les parties et toutes les mafias qui ont fait de la Libye le terrain de toutes les prédations en toute impunité (contrebande, trafics d’armes et de stupéfiants, migration illégale et traite des humains, terrorisme et base arrière des milices armées, trafic du pétrole bradé par les milices).

Si la Libye n’a pas connu la paix et la réconciliation nationale post révolutionnaire c’est en raison des convoitises clairement affichées des anciennes et des nouvelles puissances impérialistes sur les richesses en hydrocarbures de grande qualité de cet immense pays.

Évidemment, cette visite d’Erdogan signe le top d’une ingérence dans les affaires libyennes qui concrétise une présence assumée sur le sol libyen depuis plusieurs années et plus précisément dans la Tripolitaine où se concentrent la Turquie, l’Italie, le Qatar, et les milices islamistes.

Béji Caïd Essebsi a aussi déroulé le tapis rouge à Fayez Sarraj.

Car les milices islamistes de Fajr Libya sont constituées majoritairement d’étrangers et surtout de Tunisiens revenus des zones de conflit et bien aguerris au combat. Leur effectif est bien plus important que ce qui est avancé, probablement dans les 35.000 jihadistes tunisiens, quasiment une armée de réserve au service de ces guerres par procuration.

Elles font allégeance aux Frères musulmans et trouvent en Erdogan un allié de premier plan voire un donneur d’ordre prêt à s’engager pour les protéger, en Syrie ou en Libye.

Il ne manquera pas, aujourd’hui, de négocier, avec l’appui d’Ennahdha, un cessez-le-feu entre toutes les factions et la facilitation de l’assistance militaire à ses alliés islamistes en difficulté devant la force de frappe des troupes de Haftar.

N’oublions pas aussi que les Français sont présents dans le Fezzan du sud-ouest du pays qu’ils veulent rattacher au Tchad en attisant, d’une manière machiavélique, les conflits entre les Toubous noirs et les Arabes. Ils sont présents en Libye depuis leur intervention armée en 2011, hors du mandat des Nations Unies, avec leurs troupes au sol.

Haftar est évidemment l’homme des Egyptiens, des Emiratis, des Russes, accessoirement des Français et des Américains car il était resté 20 ans en asile politique, aux Etats-Unis. Mais il est surtout l’homme de ses propres ambitions sans limites, prêt à introniser ses fils, à imposer une dictature sanglante.

En recevant Fayez Sarraj, Kaïs Saïed marche sur les pays de son prédécesseur.

Le gouvernement de Sarraj est le seul gouvernement reconnu par les Nations Unies et donc internationalement légitime. Mais sa légitimité est remise en cause dans son propre pays où il fait figure d’aristocrate isolé et déconnecté notamment des fameuses tribus libyennes très influentes. Sans compter les milices dont celles de Misrata, très puissantes et rebelles.

Finalement la Libye souffre de son manque d’unité nationale et nationaliste dans des territoires immenses et difficiles à sécuriser.

Kaïs Saïed est entouré de spécialistes du dossier libyen

Légalement, la Tunisie est du bon côté mais stratégiquement ça tangue trop en ce moment sachant que les puissances impliquées sont capables de retourner leurs alliances, à tout moment, de façon pragmatique selon les résultats des affrontements sur le terrain.

Le président Kaïs Saïed est certainement très sollicité par les islamistes tunisiens pour soutenir Sarraj et Fajr Libya mais il est entouré de spécialistes du dossier libyen: les ambassadeurs Tarek Bettaieb (originaire de Ben Guerdane, ancien directeur de la structure Libye ayant participé aux principales réunions dédiées) et Raouf Betbaieb qui a été en poste à Tripoli et connaît bien le dossier.

Les défis du conflit libyen sont d’autant plus grands que le dernier accord de délimitation des frontières maritimes entre la Libye et la Turquie risque de faire l’objet d’une demande d’arbitrage devant la Cour Internationale de Justice. La Grèce qui a découvert en 2012 d’importants gisements d’hydrocarbures au large de la Crête, dont certains à quelques encablures des côtes libyennes, ne manquera pas de convoquer tous les outils de la légalité internationale pour protéger ses intérêts.

* Diplomate.

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