La Libye continue à s’enfoncer dans la guerre, prise en étau entre le Maréchal Haftar, qui ne croit qu’aux solutions militaires, et une coalition politique fragile d’union nationale, qui ne fait pas consensus.
Par Hassen Zenati
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi, emporté il y a près de dix ans par une intervention armée internationale conduite par la France, les observateurs nationaux et internationaux ont dit cent fois avoir perçu une «lueur d’espoir au bout du tunnel», et cent fois ils ont on été démentis par une escalade militaire, dont ne voit plus la fin.
On ne compte plus le nombre de fois où les protagonistes du conflit se sont réunis autour d’un tapis vert au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Turquie et dans plusieurs pays du Golfe pour aboutir à des accords avortés aussitôt qu’annoncés à grand renfort de communiqués rassurants.
«Une franche ouverture pour la conquête» du Général Haftar
Le seul accord qui a tenu la route cahotante, faisant illusion pendant quelques mois, est celui de Skhirat (Maroc) de 2005. Il définissait les modalités de sortie de crise par un partage des pouvoirs, ne pouvait pas être parfait, mais semblait perfectible.
Le Maréchal Khalifa Haftar, qui ne l’a jamais approuvé, estimant qu’il ne trouvait pas sa place dans l’architecture du pouvoir proposée, l’a définitivement enterré lundi 27 mai 2020. Dans le style ampoulé qui est le sien, il s’est proclamé «représentant unique du peuple libyen», mandaté pour «assumer cette mission historique, dans des circonstances exceptionnelles malgré la lourdeur de la tâche et l’ampleur de la responsabilité». Il n’a pas précisé ni l’identité, ni la qualité de ses mandataires.
En grande tenue vert olive, rehaussée des insignes d’un maréchalat qu’il s’est auto-attribué et de médailles militaires héritées de ses longs services au sein de l’armée nationale libyenne de Kadhafi lorsqu’il était encore son complice dans les guerres du Tchad, il était adossé à un verset coranique tracé en lettres d’or : «Inna fatahna laka fathan moubinan». Une libre traduction pourrait en être celle-ci : «Nous avons aménagé devant toi une franche ouverture pour la conquête». Dans ce verset, Dieu s’adressait à son prophète Mohammed pour le soutenir dans ses menées contre les impies de la Mecque.
La langue de bois assénée par le Maréchal Haftar à son auditoire derrière un imposant pupitre présidentiel était typique des coups d’Etat militaires. Peu après, il annonçait une «trêve du ramadan» dans sa longue campagne militaire visant la prise de la capitale, Tripoli, qu’il avait pourtant refusée quelques jours plus tôt.
«Nouveau coup d’Etat, s’ajoutant à une série d’autres»
Réponse du berger à la bergère, son rival, Fayez Sarraj, président d’un Gouvernement d’union nationale (GAN) bénéficiant de la légitimité internationale, tourne en dérision sa mise en scène, la qualifiant de «farce et nouveau coup d’Etat, s’ajoutant à une série d’autres»
La boucle est ainsi bouclée : les deux «frères ennemis» continueront – pour combien de temps encore ?, nul ne le sait – à se regarder en chiens de faïence, en se déchirant pour un pays riche de ses énormes ressources pétrolières, transformé en champ de ruines.
L’impasse qui perdure, a eu raison de la persévérance de l’envoyé spécial de l’Onu, le Libanais Ghassan Salamé, qui a fini par jeter l’éponge. Il a été remplacé par une intérimaire, l’Américaine Stéphanie Turco Williams.
Présentée par le SG de l’Onu Antonio Gutterres, la candidature de l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, a été rejetée par Washington, à la demande des Emirat arabes unis et de l’Egypte, proches du Maréchal Haftar.
La plupart des capitales mondiales qui suivent de près cette descente en enfer ont soit condamné fermement, soit désapprouvé du bout des lèvres, le coup de force du Maréchal Haftar, y voyant une simple usurpation de pouvoir.
Des organisations internationales : Union européenne, Onu et Ligue arabe, ont appelé à minima au respect d’une «trêve humanitaire» pour aller au secours de populations civiles désemparées, qui n’en peuvent plus de privations, de peurs, d’angoisses et de souffrances, alors que la pandémie du coronavirus fait des ravages en silence.
En revanche, l’Union du Maghreb arabe (UMA), principale intéressée, s’est distinguée par son silence. Elle est depuis des années aux abonnés absents sur tous les dossiers de la région.
Alger et Tunis craignent un débordement des groupes armés
Dans cette guerre par procuration, chaque camp a ses « parrains ». Côté Haftar : Emirats arabes unis et Egypte, en première ligne, France et Russie en soutien. La chair à canon est fournie essentiellement par des mercenaires soudanais et tchadiens, qui se recrutent par dizaines pour une solde dérisoire. Les financements viennent de plusieurs pays du Golfe.
Côté Sarraj, qui n’oublie jamais de mettre en avant sa légitimité internationale acquise après les accords de Skhirat, on trouve le Qatar, qui mène sa propre guerre contre ses anciens partenaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG), et surtout la Turquie qui ambitionne, sous l’égide de Recep Tayyip Erdogan, de rétablir son hégémonie politique, économique et militaire sur les pays de la région. Ankara a mis le paquet ces derniers mois en envoyant des armes lourdes au GNA et en incitant ses alliés jihadistes défaits en Syrie à poursuivre leur jihad en Libye.
Cette stratégie périlleuse préoccupe l’Algérie et la Tunisie, inquiètes d’un éventuel débordement de ces groupes armés sur leur territoire. Alger a subi en 2013 une attaque terroriste venant de Libye, avec prise d’otages, contre le complexe gazier de Tighentourine (Aïn Amenas) qui a fait 40 morts parmi les employés de ce site stratégique. En Tunisie, des jihadistes de Daech, venus de Libye, avaient tenté en mars 2016 de prendre le contrôle de la ville frontière de Ben Guerdane (60.000 habitants) avec pour objectif d’essaimer le chaos libyen en Tunisie. Ils ont été repoussés par l’armée, qui a payé un lourd tribut : 13 morts et plusieurs blessés.
Les renforts turcs ont permis au GNA de mettre un coup d’arrêt à l’offensive du Maréchal Haftar contre Tripoli, qu’il présentait comme la phase ultime de sa prise du pouvoir, après s’être assuré le contrôle du «croissant pétrolier».
Les groupes armés de Fayez Sarraj ont réussi aussi à reprendre plusieurs villes comme Sorman et Sabratha, confirmant ainsi l’impasse dans laquelle se trouvent leurs adversaires depuis le déclenchement de leur offensive le 4 avril 2019. Les affrontements aux portes de Tripoli ont fait, selon un décompte onusien, au moins 2.000 morts, 15.000 blessés et 200.000 déplacés.
Peu porté sur la négociation, partisan d’une solution militaire, le Maréchal Haftar semble décidé à aller jusqu’au bout de son aventure.
Seule «lueur d’espoir» — encore une – un renversement d’alliances qui lui retirerait le tapis sous les pieds. Après les réserves exprimées par son principal soutien politique : Salah Aguila, président du Parlement de Tobrouk, qui partage avec le GNA la légitimité internationale dans le pays, des chefs de tribus de Sebha (sud ouest libyen) et des représentants de la société civile seraient prêts à retirer leur soutien à celui qu’ils soupçonnent désormais de vouloir en finir avec les objectifs de la «Révolution du 17 février», autour desquels s’étaient rassemblés les adversaires de Mouammar Kadhafi en 2011. Ils l’accusent en outre de faire «cavalier seul».
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