Chaque jour qui passe ajoute son nuage sombre dans le ciel libyen. Les menaces égyptiennes d’intervention militaire directe présagent d’une «arabisation» du conflit sous l’arbitrage paradoxal de la Turquie, comme l’Iran arbitre déjà la guerre «arabo-arabe» du Yémen.
Par Hassen Zenati
Lové dans un vaste fauteuil blanc en strict costume trois pièces et cravate bleue, le président égyptien Abdelfattah Sissi, savoure le moment. Il se laisse enivrer par les applaudissements qui lui montent de la salle comme autant d’appels au secours. Devant lui, un parterre de chefs de tribus libyens en costume traditionnel cultivant la nostalgie de leurs bruyantes rencontres de jadis avec le «Guide» Mouammar Kadhafi.
Le poing tendu vers l’estrade présidentielle, ils ne cessent de se lever et de rasseoir dans un désordre bon-enfant, comme pour signifier qu’ils sont prêts à «y aller». Aller où ? Bouter dehors les Turcs, qui s’installent chaque jour plus nombreux dans leur pays, et «châtier les traîtres» qui leur ont ouvert les portes.
Contrer la menace de la déferlante turque
Les «traîtres» sont ceux du camp d’en face dirigé par le président du Gouvernement d’entente nationale (GEN) Fayez Sarraj. «Nous sommes les enfants de Omar El Mokhtar (Ndlr : héros de la lutte d’indépendance contre les Italiens), notre devise est « vaincre ou mourir »», intervient l’un d’eux le verbe haut, en coupant la parole au président Sissi. Celui-ci est amusé et ravi d’avoir réussi son coup, adossé à une banderole sur laquelle se détache en gosses lettres: «Un seul peuple, un seul destin», un slogan inspiré des belles et lointaines années de fusion politique et sentimentale entre El Mouallem (le Maître) Gamal Abdel Nasser, et son fidèle disciple Mouammar Kadhafi.
Soudain, le discours présidentiel se durcit, laissant très loin derrière ces préoccupations d’un autre temps. Pour l’Egypte, l’affaire du jour est comment préserver sa longue frontière occidentale avec son voisin, menacée par la déferlante turque, qui a pris ses quartiers près de Syrte, après avoir «dégagé» les troupes du maréchal rival Khalifa Haftar devant les portes de Tripoli. «La ligne Syrte – Joufra est une ligne rouge», réaffirme fermement, la voie grave, avec une bonne dose de solennité au milieu d’un tonnerre d’applaudissement, le président égyptien, en tenant pour acquis le «feu vert» obtenu du Parlement de Tobrouk, présidé par Aguila Saleh, qui bénéficie, comme le GEN de Fayez Sarraj, de la légalité internationale.
«L’armée égyptienne est la plus forte d’Afrique. Elle est capable de changer rapidement la situation miliaire et de manière décisive si elle le souhaitait», ajoute-t-il comme pris de vertige en détachant ses yeux du discours préparé. Avant de se raviser, sans doute pour ménager la susceptibilité à fleur de peau de ses invités : «mais nous n’entrerons en Libye qu’à votre demande et nous en sortirons à vos ordres. Et vous, cheikhs, notables, sages et chefs de tribus libyens, sous serez placés en avant-garde des troupes égyptiennes, votre drapeau national en tête».
20.000 combattants islamistes dépêchés par la Turquie en Libye
Cette profession de foi énoncée, le président Sissi passe aux détails, ceux-là même où se loge le diable, selon l’expression inventée par le sulfureux philosophe Nietzsche. Car le chef de l’Etat, qui ne semble pas très pressé d’expédier en Libye les corps d’élite de l’armée égyptienne, propose d’abord d’ouvrir les académies militaires de son pays pour former le noyau d’une nouvelle armée nationale libyenne, ignorant au passage que son allié, devenu incertain, le maréchal Khalifa Haftar s’est placé à la tête d’une Armée nationale libyenne destinée, en cas de victoire, de devenir le creuset de tous les groupes armés disparates qui infestent le pays.
Sissi propose en outre d’armer et d’entraîner les chefs de tribus pour qu’ils se défendent contre les milices armées. On l’aura compris : «Il faut donner du temps au temps», comme disait le président français François Mitterrand à chaque fois qu’il était acculé à surseoir à un projet délicat.
Entre-temps, ce sont près de 20.000 islamistes prélevés sur le front syrien qui ont été dépêchés par la Turquie pour s’opposer aux troupes de Haftar, et pour se battre contre les groupes armés rivaux du GEN. Ils se battront le cas échéant contre le noyau de la nouvelle armée libyenne, qui serait formé en Egypte, et les chefs de tribus armés par celle-ci. Ce qui présage d’une nouvelle guerre du Yémen, où des Arabes combattent des Arabes, sous le patronage de l’Arabie Saoudite, avec comme «juge de paix», l’Iran, qui décidera seul du repli de ses alliés Houthis et de la fin des combats en fonction de son propre agenda politique. Comme Ankara décidera du retrait de ses mercenaires syriens de Libye, selon son agenda à elle.
Sans oublier les milices privées Wagner venues de Russie, qui lorgnent, semble-t-il, le croissant pétrolier, poumon économique et financier du pays. Elles attendent le moment d’intervenir pour le «butin», en consolidant leur présence sur le terrain, ce qui inquiète les Américains qui suspectent Moscou de les alimenter en hommes et en armes.
Une menace grave sur la sécurité de l’Algérie et de la Tunisie
Pour les voisins tunisiens et algériens, la prolifération et le renforcement des milices dans les deux camps rivaux fait peser une menace grave sur leur sécurité, et même au-delà sur la stabilité de tout le Sahel, dans la mesure où une partie de l’armement obtenue sur place risque de «s’évader» vers le Mali, le Niger ou le Tchad où se déroule une guerre civile qui ne dit pas son nom. Le ministre algérien des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, a été dépêché à Moscou pour en discuter avec les Russes, tandis qu’Aguila Saleh a été invité à Alger pour éclairer le président Abdelmadjid Tebboune sur ces évolutions.
Le site ‘‘Algérie-patriotique’’, au fait des dossiers militaires algériens, affirme que l’Algérie a fait savoir à ses partenaires diplomatiques que «tout changement des règles et des acteurs dans le conflit libyen fera peser de gros risques sur sa stabilité», et qu’elle rejette de façon catégorique la décision de Sissi, d’«alimenter le brasier libyen en armant à son tour une des parties au conflit pour y contrer la Turquie».
Le président algérien avait récemment mis en garde contre une «somalisation de la Libye» après le débarquement militaire turc, tandis que l’armée algérienne a multiplié les exercices à balles réelles à proximité de sa frontière avec la Libye, longue d’un millier de kilomètres. Avec un message qui semble clair : elle se tient prête en cas de besoin.
En même temps, en Tunisie, sans gouvernement et sans pilote à la tête de l’Etat, c’est «silence radio».
Pour autant, le pire n’est peut-être pas le plus sûr. Car le président Sissi, au milieu de ses proclamations martiales, a laissé échapper, d’une façon très calculée, sans aucun doute, une petite phrase indiquant que toutes les portes ne sont pas fermées à une solution politique négociée entre rivaux libyens. «Les lignes rouges que nous avons annoncées sont essentiellement un appel à la paix et à mettre fin au conflit en Libye», a-t-il dit laconiquement.
Paris veut «sauver le soldat Haftar»
La sourde pression des Américains auprès des Turcs et des Egyptiens a peut-être joué contre une escalade immédiate. Le président Donald Trump, inquiet par la propagation du Covid-19, et devant faire face à une crise économique aiguë, n’est pas prêt à ouvrir un nouveau front en Libye, à quelques mois de présidentielles américaines fort incertaines pour sa réélection.
La rumeur d’un retour sur les lieux de son crime à Misrata du philosophe activiste Bernard-Henri Lévy ne laisse pas d’intégrer. Instigateur de l’intervention militaire de l’Otan contre Mouammar Kadhafi, endossée sur le perron de l’Elysée par Nicolas Sarkozy, serait-il chargé de «sauver le soldat Haftar» en escamotant sa déconfiture aux portes de Tripoli pour lui remettre le pied à l’étrier au nom de Paris, qui rechigne à abandonner son allié ? Cela ne ferait qu’ajouter la confusion à la confusion. Mais, adepte de la philosophie néoconservatrice du «chaos créateur», BHL n’en est plus à ce détail près. Il est vrai que le point fort de Khalifa Haftar est de détenir encore le contrôle du croissant pétrolier, mais vu les convoitises russe et turque, ce ne devrait pas être pour longtemps.
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