La Tunisie souffre de deux maux chroniques : un parlementarisme corrupteur et un corporatisme pervers, alors que la crise que vit le pays impose un Etat et des institutions forts. En l’absence d’un impossible consensus sur la société et l’avenir, s’il fallait choisir entre Sissi et Erdogan, il faudrait en tous cas se souvenir que le premier malgré tous ses défauts n’a jamais prétendu exporter un modèle de société, ni cautionné la guerre ou le terrorisme.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il y a un problème dans le monde, dont dans ce pays, le nôtre, ce qui se passe à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), n’est que le révélateur. Des formations politiques en principe censées cohabiter selon les normes de la loi sont incapables de le faire, pour peu qu’elles ne puissent pas s’entendre, et n’assument pas la mission pour laquelle leurs députés sont rémunérés, de la poche du contribuable. Et apparemment, ni la loi ni la Constitution de l’Etat ne sont capables de rétablir l’ordre au sein du parlement, pour le moment du moins.
La loi et la Constitution dans tous les pays du monde supposent un préalable de taille, la volonté de les faire appliquer et de les respecter par ceux dont la charge et le devoir sont de le faire. Et quand on parle de respect, il s’agit non seulement de la lettre des textes, mais aussi de leur esprit. Et l’esprit de la loi et de la Constitution en est l’exercice pour le bien commun, dans l’intérêt des citoyens et des électeurs, et le respect de l’alternance politique quand il s’agit de démocratie et de pluripartisme.
Montée du populisme, aggravation des désordres
Or, avec la montée du populisme à travers le monde, on constate que la première préoccupation pour tous ceux qui accèdent au pouvoir est désormais de durer, et de s’assurer le contrôle des leviers de l’Etat et de l’administration, pour autant que possible garantir leur réélection.
On a vu comment Donald Trump a installé sa famille dans les rouages de la Maison Blanche, comment il a nommé des conservateurs accusés de harcèlement sexuel ou de viols, puis évité un impeachment justifié pour beaucoup grâce aux membres de son parti majoritaires au sénat, comment il a fait libérer son ami jugé et condamné pour un crime fédéral, et comment il s’apprête actuellement à gouverner par décrets sur les conseils de celui qu’on a prénommé l’avocat de la torture, en ignorant le Congrès, après avoir mené son pays au désastre sanitaire lors de la pandémie de la Covid-19.
Le problème n’est pas que le Président des Etats Unis l’ait ou non fait, c’est plutôt que la loi et la Constitution lui aient permis d’exercer son autorité en en dévoyant l’esprit. Il s’agit d’une situation comparable au sein de l’ARP en Tunisie. Le président du premier parti politique du pays, Ennahdha en l’occurrence, a été plusieurs fois accusé de complicité de terrorisme par ses adversaires sans que la justice n’eût jamais pu apporter la lumière sur le bien fondé de ces accusations. Puis il a été élu à la tête du parlement grâce à l’appui d’un parti politique, Qalb Tounes, contrevenant à tous ses engagements électoraux, et dont on peut supposer que son président, Nabil Karoui, ayant maille à partir avec la justice, n’a pas vraiment trop la liberté sur le choix des moyens pour y faire face.
Un chef de parlement qui fonctionne sans freins
Le président de l’ARP une fois élu, s’empresse de nommer à des postes de contrôle et de responsabilité au sein du parlement des membres de son propre parti politique récusés par les électeurs lors des élections législatives. Mais ceci n’est pas sans conséquences : d’abord il essaie de faire voter des accords avec des pays étrangers belligérants dans des guerres civiles à la frontière de notre propre pays, sans passer par le chef de l’Etat ni les Affaires étrangères, et quand il s’estime menacé dans ses fonctions par la fronde de députés particulièrement résolus, des groupes de fiers à bras munis de badges d’accès règlementaires surgissent d’on ne sait où, dans les locaux de l’assemblée, pour rétablir, à leur manière expéditive, l’ordre menacé. Et il n’hésite pas en tant que chef de parti politique à négocier le choix du chef du gouvernement. Ceci est il conforme à la loi?
Absolument ! le chef de l’ARP ne fait qu’exercer ses prérogatives légales, et quant à interférer dans le domaine réservé du chef de l’Etat, ce n’est qu’affaire d’interprétation de la Constitution. D’ailleurs, il n’y a toujours pas de Cour Constitutionnelle pour le faire, et donc autrement dit, et depuis plus de 5 ans, le parlement fonctionne sans freins, et heureusement que les députés ont d’autres choses plus urgentes à faire, que de légiférer.
Le président du parlement respecte donc la formalité des lois, c’est bien établi; néanmoins il en transgresse allègrement l’esprit, et c’est d’ailleurs ce que n’a cessé de faire son propre parti politique depuis 2011 en nommant à tour de bras ses propres partisans au sein des rouages les plus sensibles de l’Etat. Mais Donald Trump n’avait pas agi différemment.
Il reste le comportement du Parti destourien libre (PDL) et de sa présidente Abir Moussi, qui se sont fixés pour mission de déboulonner le président du parti Ennahdha de son piédestal à la tête de l’ARP, en en bloquant le fonctionnement normal, pour peu qu’on puisse le nommer ainsi, afin d’obtenir le fameux vote de confiance dont il ne veut pas entendre parler.
Abir Moussi : le «courage» de… transgresser la loi
Mme Moussi fait certes étalage de courage, parce qu’elle risque l’arrestation et la comparution en justice. Et il est douteux que lors du vote pour la levée de sa propre immunité, ses collègues se rangent du côté d’une notion aussi abstraite que la liberté d’expression, ou de la liberté tout court. Elle traîne le boulet d’un passé politique, qui ne lui vaut pas que des amis. Heureusement pour elle, l’existence de l’autre côté de la barricade d’un parti politique dévoyé capable de toutes les outrances lui donne une marge de manœuvre dont elle peut user allègrement, ainsi que le démontrent les toutes récentes manifestations d’un syndicat des forces de l’ordre devant le siège de l’ARP réclamant la levée de l’immunité d’un autre député, Seifeddine Makhlouf, qui avait réclamé l’entrée d’un des membres de son parti, Al-Karama, fiché pour soupçon de terrorisme, dans l’enceinte du parlement.
Les syndicats des forces de l’ordre n’ont en principe pas à intervenir de cette manière, même si certains de leurs membres s’estiment insultés. C’est là l’un des risques de leur métier et il y a des lois pour les protéger, tout comme les députés. Mais le fait qu’ils agissent ainsi prouve que la police est désormais corporatiste, et ceci constitue un danger pour l’Etat et pour le règne de la loi.
Un pays voguant à la dérive sans capitaine sur le pont
Heureusement on n’en est pas encore aux citoyens morts asphyxiés lors des arrestations, comme dans d’autres pays, mais à titre d’exemple et depuis près de deux mois, un mur construit illégalement, catalogué comme dangereux, et dont la destruction a été dûment ordonnée par un conseil municipal, ne cesse de défier l’autorité et le voisinage, parce que le chef de la police municipale, a jusque-là et sans raison valable, évité de le faire… Cela se passe à Gammarth, quartier huppé au nord de Tunis.
Pour faire face à une situation qu’il a lui-même dès 2011 contribué à établir, le leader, sans travail, du parti des Travailleurs, Hamma Hammami, a publiquement appelé sur les ondes de la Radio Nationale, à la Révolte, certes pacifique, contre l’Etat. M. Ghannouchi, Mme Moussi, M. Hammami, ainsi que le corporatisme irresponsable des institutions chargées de la sécurité, travaillent donc en réalité tous la main dans la main, pour le démantèlement de l’Etat.
En Amérique, il y aura toujours un contre-pouvoir pour empêcher le glissement de l’Etat vers la dictature. Chez nous ce contre-pouvoir n’existe malheureusement pas. Après 5 ans, le gouvernement Youssef Chahed a rendu une copie blanche. Celui de Elyes Fakhfakh vient de sauter pour un conflit d’intérêt sur lequel on n’a cette fois pas jugé utile de fermer les yeux. Le pays est donc encore une fois sans gouvernement, voguant à la dérive sans capitaine sur le pont.
Sans vouloir interdire certains partis qui désormais inclus dans le paysage politique national, il y a des mesures urgentes à prendre si on ne veut pas se retrouver sous un régime politique de type populiste, tâche à laquelle s’attellent activement des partis politiques tels que Ennahdha et Al-Karama, ou plus sournoisement d’autres comme Attayar ou Qalb Tounès. Le premier serait de supprimer les postes à temps plein rémunérés des députés de l’ARP, le second de limiter les prérogatives de son président à la direction des débats lors des sessions parlementaires, et de lui en retirer la gestion au profit de l’Etat. Le troisième serait d’interdire les syndicats de la police, en la plaçant sous la tutelle du ministère de la Défense.
Moyennant cela, on pourrait limiter les effets d’un parlementarisme corrupteur et d’un corporatisme pervers, alors que la crise impose un Etat et des institutions forts. En l’absence d’un impossible consensus sur la société et l’avenir, s’il fallait choisir entre Sissi et Erdogan, il faudrait en tous cas se souvenir que le premier malgré tous ses défauts n’a jamais prétendu exporter un modèle de société, ni cautionné la guerre ou le terrorisme.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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