Après l’instauration du fonds Zakat, incompatible avec le caractère civil de l’Etat, au niveau de sa commune, la conversion du local de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) en celui d’une association coranique, puis l’appel lancé à la filiale tunisienne de l’Union internationale des oulémas musulmans de Youssef Qaradawi, accusée de prêcher le terrorisme, à venir installer son siège au Kram, Fathi Laayouni, maire de cette cité balnéaire au nord de Tunis, a déclaré qu’il ne tolérerait pas désormais que les homosexuels puissent s’installer dans son fief ainsi transformé en émirat. C’est ainsi que, tous les jours, à travers le pays, les élus islamistes font glisser la société tunisienne un peu plus du droit civil vers celui de la chariâ divine.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il faut reconnaître à Fathi Laayouni, maire du Kram, un rôle pionnier dans l’usage de la religion à des fins politiques, au niveau des communautés locales. À la tête de sa commune depuis 2018, il y avait déjà instauré ce que l’on a appelé le fonds Zakat, inconstitutionnel parce qu’incompatible avec le caractère civil de l’Etat, mais pour le moment du moins aucune autorité n’a pris l’initiative d’en ordonner la fermeture.
Selon un schéma qui évoque l’expropriation des terres dans les territoires palestiniens occupés, un fait accompli est ainsi créé, puis les éventuelles plaintes en provenance de la société civile se perdent pendant plusieurs années dans les méandres de la justice administrative, dont les jugements sont finalement souvent ignorés par les autorités de tutelle, parce que le chef du gouvernement a besoin pour se maintenir au pouvoir d’une majorité parlementaire, et qu’il doit en payer le prix politique, et parce que l’affaire finit par être oubliée.
La société glisse du droit civil vers celui des amis de Dieu
Il en est ainsi de toutes ces initiatives qui tous les jours à travers le pays font glisser la société un peu plus du droit civil vers celui des amis de Dieu. Et il faut reconnaître que les lois héritées de la dictature sont d’un grand apport dans ce processus.
M. Laayouni a ainsi annoncé, il y a quelques jours, sur les ondes d’une radio, que grâce à l’application de la loi, il ne tolérerait pas que les homosexuels puissent s’installer dans sa commune. Il se référait sans aucun doute à la loi inquisitoriale faisant obligation aux suspects d’homosexualité de se soumettre à un test anal, afin de prouver leur innocence, le refus étant considéré comme un élément à charge.
Après la conversion du local de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) en celui d’une association coranique, puis l’appel lancé à la filiale tunisienne de l’Union internationale des oulémas musulmans de Youssef Qaradawi, accusée de prêcher le terrorisme, à venir installer son siège au Kram, ses intentions n’ont jamais été aussi claires d’instaurer un certain type de société parmi ses ouailles. Or quelles que soient les critiques que l’on puisse faire à un tel projet, l’instauration de la vertu ne fait pas partie des prérogatives liées aux fonctions d’un maire, particulièrement quand elle use d’un diktat privant une catégorie de citoyens de leurs droits, tel que venir habiter où que ce soit dans leur pays, au même titre que tous les autres.
Application de lois d’apartheid au nom de la religion
Cela rappelle dans une certaine mesure les lois d’apartheid, ou bien les mesures racistes adoptées par les mairies et empêchant les citoyens musulmans de s’installer en Europe dans les résidences de leurs choix. Monsieur le maire n’a bien sûr pas formulé les choses ainsi, il a simplement promis d’appliquer les lois, qui soit dit en passant existent depuis l’époque de Ben Ali, et bien avant, et que évidemment depuis 10 ans, les députés qui se sont succédé à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’ont eu de cesse d’ignorer dans leur prétendu souci d’instaurer la démocratie et de changer le régime politique. C’est ainsi qu’on condamne la dictature, Abir Moussi, et le Parti destourien libre (PDL), qui, soit dit en passant, plafonne dans les sondages d’opinion, mais on prend bien soin de conserver les lois obsolètes et en nette contradiction avec la nouvelle Constitution de 2014; tout en plaçant les députés au-dessus de celles auxquelles sont soumis le commun des mortels, afin d’insuffler parmi eux un comportement de barbouze.
On aurait donc compris les propos de M. Laayouni, à qui beaucoup reconnaissent le mérite d’exercer ses responsabilités avec compétence, si toutefois, il n’avait pas été spécifique. On pensera tout ce qu’on voudra de l’homosexualité. Et il est vrai que rares seraient ceux parmi nous qui pourraient être fiers de compter parmi leurs enfants ou dans leurs familles des compatriotes du prophète Loth, mais dans ce cas seule l’éducation serait de mise, et nullement celle promettant les châtiments bibliques prônés par M. Qaradawi.
Historiquement, la société islamique n’est pas homophobe
Dans le cas d’espèce, les propos du maire ne peuvent pas être passés sous silence parce qu’ils évoquent et banalisent clairement des mesures discriminatoires qui visent d’autres citoyens. Et si l’on s’en réfère à l’Histoire, les homosexuels n’étaient frappés d’aucune mesure d’ostracisme à la Mecque, Bagdad ou Cordoue à l’âge d’or de l’islam, et les poèmes d’Omar Ibn Abi Rabiaa, d’Abou Nawas et d’Omar Khayyam sont là pour le prouver. Les courants politiques revivalistes prennent bien soin de glorifier cette époque de l’islam en tant que référence de civilisation, de grandeur et de puissance, mais dans le même temps on s’efforce de créer une société rigoriste, intolérante, étouffante, où la consommation de drogue peut valoir à un jeune 30 ans de prison en vertu de textes en vigueur hérités de la dictature que l’ARP n’envisage pas de changer, mais où les trafiquants jouissent d’une impunité de fait s’ils en font partie. Est-ce un hasard si les jeunes de ce pays préfèrent risquer leurs vies en traversant la Méditerranée sur des embarcations de fortune ?
Il est vrai que les drogués condamnés à de lourdes peines ont été libérés après les avoir vues commuées. Il est vrai aussi qu’il y a longtemps qu’on n’entend plus parler de tests anaux à travers le pays. Il n’empêche. Tant que ces lois ne seront pas abrogées, l’autorité ne manquera pas d’en faire un usage politique, même à l’échelon local, les ignorant en temps de calme, et les ressortant opportunément des oubliettes dans des périodes de tensions sociales et de contestations, pour réprimer les manifestants et pour effrayer la population.
Le plus grave c’est que l’application de ces lois devienne un enjeu politique pour tous les mouvements brandissant la bannière de l’identité et de la religion. Le 1er article de la Constitution évoquant un État de religion musulmane pose déjà en lui-même suffisamment de problèmes, par l’interprétation que d’aucuns ne manquent pas de vouloir lui donner, y compris au détriment de son caractère civil. Mais en envisageant de persécuter les homosexuels et en les privant de leurs droits, au nom de la loi, M. Laayouni ne ferait après tout que se conformer à la Constitution.
Le problème c’est que rien ne l’empêcherait demain, lui ou son successeur, au nom de cette même Constitution et de la religion de l’Etat, de poursuivre les prostitué(e)s, les couples illégitimes, ceux ayant choisi de vivre librement, ou seuls avec leurs chiens, ainsi que les Yazidis, les Ahmadis ou les Baha’is.
Quoiqu’il en soit, dans la mesure où le test anal soit le moyen technique par lequel, grâce à la loi, et mis à part les vétérinaires, certains gynécologues ou urologues apporteraient leur contribution scientifique à la construction de l’ordre moral, en ignorant le serment d’Hippocrate, il faudrait se demander pourquoi nul n’aurait un jour l’idée de réclamer son application sur les femmes mariées, afin de débusquer les maris faisant secrètement allégeance à Sodome et Gomorrhe. Ce ne serait que la moindre des équités si dans la répression contre les déviances morales, arroseurs et arrosés soient enfin unis dans une même crainte de Dieu et de la Loi.
* Médecin libre pratique.
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