Nous sommes confrontés aujourd’hui en Tunisie à un grand paradoxe : une partie infime des Tunisiens est presque aussi riche que l’Etat, qui, lui, ne parvenant pas à collecter suffisamment d’impôt pour financer son budget, survit (difficilement) grâce à l’endettement extérieur qui a explosé au cours des dix dernières années, passant de 35% du PIB en 2010 à plus de 100% aujourd’hui. Comment est-on arrivé à cette situation qui dénote un grave dysfonctionnement au niveau de la gouvernance économique ?
Par Mohamed Rebaï *
Dans un entretien accordé au journal « Le Monde » publié le 10 juillet 2019, Patrice Bergamini, ex-ambassadeur de l’Union Européenne en Tunisie, a parlé avec une franchise peu diplomatique de certaines familles qui, selon lui, empêchent les jeunes entrepreneurs de percer dans le monde des affaires. Il a, aussi, critiqué «les positions d’ententes et de monopoles» qui entravent une transition économique aujourd’hui à la traîne par rapport à la transition politique. Ses propos ont déplu au chef du gouvernement de l’époque, Youssef Chahed, et à la direction de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et l’artisanat (Utica). Et ils ont très vite été oubliés. Or, on aurait sans doute beaucoup gagné en les prenant au sérieux et en mettant en route les chantiers de réforme requis pour redresser cette situation. On a perdu deux ans pour rien… pour nous retrouver aujourd’hui à parler d’économie de rente, de positions d’entente et de spéculation à tous les étages.
Positions d’entente, dites-vous ?
Qui sont ces Tunisiens hyper-riches et comment le sont-ils devenus ?
D’abord, il y a une quarantaine de chefs de familles qui contrôlent une grande partie de l’économie du pays. Chacune de ces familles possède des dizaines de sociétés opérant dans plusieurs domaines d’activité, allant de l’industrie au commerce en passant par les services. Ayant occupé le terrain du fait de l’antériorité de leur enrichissement, ces familles – car le capitalisme en Tunisie reste foncièrement familial – continuent d’engranger d’énormes bénéfices grâce aux autorisations administratives dont elles ont bénéficié au cours des quarante dernières années et aux situations de rente qui en ont découlé, et peu d’entre elles ont réinvesti ne fût-ce qu’une partie de leurs bénéfices dans les zones dites défavorisées, malgré les encouragements consentis par l’Etat.
Rien n’échappe au champ d’intervention de ces groupes économiques familiaux. Ce champ va des concessions automobiles aux banques, en passant par les industries manufacturières (textiles, alimentaires, électro-mécaniques, électroniques…), les travaux publics, le tourisme, la grande distribution, les TIC, la téléphonie mobile, la promotion immobilière et l’exportation des produits agricoles (huile d’olive, agrumes, dattes…).
Ces groupes règnent ensemble sur quelques milliers d’entreprises dans un marché exigu de 12 millions d’habitants, qu’ils se partagent entre eux. Et cela n’est pas un fait anodin, puisqu’il est difficile voire impossible pour de nouveaux venus de pénétrer dans ces territoires confisqués et soigneusement gardés, ou bousculer leurs quasi-monopoles, sous peine de se casser les reins. D’où l’échec récurrent de beaucoup de jeunes entrepreneurs qui ont cru pouvoir lancer des petites et moyennes entreprises et leur assurer une place parmi les mastodontes occupant déjà le terrain. Certains d’entre eux, dont les tentatives ont essuyé un cuisant échec, vous diront que la route est barrée à tout projet qui marche sur les plate-bandes de tel ou tel puissant groupe.
Ces capitaines d’industrie ou leurs héritiers, dont la plupart détiennent d’importantes participations dans les banques privées de la place, tiennent aussi, indirectement, la manivelle du financement et peuvent donc vous fermer la porte d’un crédit susceptible de financer une activité touchant à leurs intérêts. Ils ont également les mains longues pour anticiper et tuer dans l’œuf toute forme de concurrence économique. La plupart possèdent les terres les plus fertiles du pays, souvent cédées par l’État à des prix défiant toute concurrence, sous formes d’encouragements à l’investissement. Certains financent des partis et se font même élire eux-mêmes à l’Assemblée pour mieux défendre leurs intérêts par des lois taillées sur mesure.
Pour ne s’être pas réveillé plus tôt et avoir raté plusieurs trains, le reste de la population pourra continuer à bosser pour ces privilégiés avec des salaires de misère, d’autant que l’ascenseur social est depuis longtemps en panne.
Des rentiers de père en… petit-fils
Parmi ces rentiers de père en fils et, depuis peu, en petit-fils, il y a les exportateurs d’agrumes, d’huile d’olives et de dattes, qui bénéficient en amont de larges subventions de l’État et dont l’argent ne rentre pas intégralement au pays, délit facilement détectable en fouinant dans les virements reçus. Les services de contrôle de la Banque centrale et de l’État peuvent jouer un grand rôle à cet égard, encore faut-il leur donner de vraies prérogatives et non pas limiter leur mission à la production de maigres rapports morts-nés.
Les importateurs de matières premières, de produits semi-finis, de machines-outils, de pièces de rechange industrielles et automobiles gardent souvent, eux aussi, une ristourne à l’étranger. Avoir un petit pactole en devises est simple comme bonjour. Il suffit de surfacturer les achats. Nombreux sont ceux ces «privilégiés des autorisations» qui possèdent des logements en France, en Espagne et ailleurs.
Dans cette foire aux escrocs, certains hôteliers ont la palme d’or. Ils sont très riches, mais ne paient pas leurs crédits et sont à l’origine de la débandade des banques d’investissement. Certains ne paient pas non plus leur dû au fisc, à la CNSS, à la Steg et à la Sonede. Ils louent souvent leurs hôtels, construits grâce aux aides de l’État et aux prêts bancaires non-remboursés, à des tours-opérateurs étrangers et s’arrangent pour se faire rétrocéder une partie des frais annuels de location qui n’arrivent jamais dans les banques en Tunisie.
Les barons de la contrebande, quant à eux, contrôlent près de 50% du commerce, ne paient pas d’impôts, ne s’acquittent pas des droits de douane et leur argent opaque ne transite pas par les circuits bancaires. Ils agissent souvent en plein jour et, pour ne pas être inquiétés, alimentent les circuits de corruption de l’administration publique. Et Dieu sait (et les chefs de gouvernement successifs savent) que cette administration baigne dans la corruption de la tête aux pieds.
En effet, certains grands commis de l’État, qui sévissent dans certains secteurs sensibles de la vie économique et sociale et que le commun des mortels connaît nommément, profitent de ce système vicié et veillent sur sa pérennité. Campant dans les interstices de l’administration publique, ils font eux aussi leur miel, en siphonnant l’argent du contribuable qu’ils partagent avec des hommes de paille à qui ils octroient de juteux marchés publics.
Les politiciens véreux et solubles dans l’argent, que les Tunisiens ont vomis en descendant en masse dans la rue le 25 juillet dernier pour appeler à la dissolution de l’Assemblée et au limogeage du chef du gouvernement, appel d’ailleurs entendu par le président Kaïs Saïed… ces politiciens, dis-je, poussent leur tentacules de pieuvres en s’acoquinant avec les contrebandiers et les spéculateurs, pour faire perdurer la crise, entretenir la pénurie et continuer à voler les contribuables.
Commençons par nettoyer l’écurie d’Augias
Comment nettoyer cette immense écurie d’Augias aux dimensions d’un pays qui se targue d’être démocratique ? Pour ma part, je propose pour commencer, tant la tâche est monumentale et les réformes difficile à mener concomitamment :
1- de mettre en place une brigade spécialisée chargée de contrôler les transactions commerciales avec l’étranger dont la part du lion (75%) revient à l’Union européenne – on sait maintenant qu’une bonne partie de l’argent dérobé atterrit souvent en France qui continue ainsi de vivre de la corruption sévissant dans ses anciennes colonies;
2- de promulguer des lois qui identifient, qualifient et sanctionnent lourdement les crimes financiers graves;
3- d’auditer toutes les transactions commerciales à l’import et à l’export effectuées au cours des dix dernières années.
L’appauvrissement de la Tunisie est un phénomène qui a commencé depuis bien longtemps. Il remonte à l’époque beylicale. Pour faire face à cette situation, il nous faut garantir des frontières économiques et financières moins poreuses. Et frapper lourdement les cartels qui se rendent coupables d’ententes criminelles, tout en veillant à préserver et à protéger le tissu économique sain qui assure une partie des emplois et de la croissance. Car beaucoup d’opérateurs économiques sont honnêtes, travailleurs, patriotes et qui aimeraient voir le système économique du pays enfin assaini, car ce seront eux qui en seront les premiers bénéficiaires.
* Économiste.
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