Fadhel Abdelkefi, qui a la faiblesse de croire qu’il a un destin national, semble avoir enfin compris que pour accéder aux plus hautes charges de l’Etat, il ne suffit pas d’être bien né, d’avoir une tête bien pleine et de se faire adouber par l’establishment politique et économique (traduire : les lobbys), et qu’on doit aussi rouler sa bosse, se montrer partout dans le pays et sentir le pouls du peuple. Deux anciens présidents l’ont fait : Habib Bourguiba et Kaïs Saïed, chacun dans son style particulier. Le président d’Afek Tounes est en train d’inventer le sien…
Par Ridha Kéfi
Homme d’affaires, qui a fait ses preuves en dirigeant les entreprises familiales opérant dans le domaine des finances (leasing, capital investissement…), Fadhel Abdelkefi a pris goût à la politique en dirigeant, en technocrate, entre août 2016 et septembre 2017, deux départements ministériels dans le gouvernement Youssef Chahed (Développement, Investissement et Coopération internationale, puis Finances).
Cependant, son mandat fut trop court, treize mois à peine, et s’est terminé en queue de poisson. Car il dut démissionner à la suite d’une accusation de délit financier commis par l’une des entreprises dont il avait la charge. Innocenté par la justice, il a gardé de cette expérience une certaine amertume et, surtout, une détermination à revenir au premier plan et à montrer qu’il n’est pas seulement un riche héritier, mais un homme d’Etat capable de mouiller sa chemise pour aider à sortir son pays de la crise économique où il se morfond depuis 2011.
Un homme tenace et sûr de lui
Adoubé par plusieurs partis et cité à deux reprises comme un potentiel chef de gouvernement, son nom n’a cependant pas été retenu par le président Kaïs Saïed, dont la méfiance à l’égard de l’argent et de ceux qui le font, les hommes d’affaires, est de notoriété publique.
Qu’à cela ne tienne: l’homme, aujourd’hui âgé de 51 ans, est assez tenace et sûr de lui pour se remettre à la tâche avec la même détermination. Se sentant un peu solitaire voire un peu esseulé, il a compris que pour réussir en politique, il lui faut s’adosser à un parti, c’est-à-dire à une machine électorale capable de porter ses idées et de concrétiser ses ambitions.
C’est ainsi qu’après quelques errements, qui l’ont mené dans le sillage de Qalb Tounes et son sulfureux président Nabil Karoui, aujourd’hui en fuite et sous le coup de poursuites judiciaires pour corruption, Fadhel Abdelkefi a jeté son dévolu sur un autre parti, Afek Tounes, après la démission de son président-fondateur Yassine Brahim. Parti de tendance libérale et qui cherche à mâtiner son libéralisme de principe de quelques préoccupations sociales, qui plus est, dans un pays où la richesse a une mauvaise presse, Afek Tounes n’a pas tardé, à son tour, à jeter son dévolu sur cet ambitieux chef d’équipe et l’a élu président en décembre 2020.
Si pour Fadhel Abdelkefi, la présidence d’Afek Tounes annonce une nouvelle étape de sa carrière et peut-être, du moins l’espère-t-il, le début d’une véritable saga politique qui pourrait l’amener au palais de Carthage, pour Afek Tounes, l’arrivée de Fadhel Abdelkefi est censée annoncer la fin d’une traversée de désert et le retour au centre de l’échiquier politique national. Mais, cet échiquier étant pour le moment occupé par d’autres acteurs, notamment le président Kaïs Saïed et ses deux principaux adversaires, le manœuvrier Rached Ghannouchi (Ennahdha) et la tonitruante Abir Moussi (Parti destourien libre), Afek Tounes et son nouveau président peinent encore à retrouver leurs marques et à attirer l’attention d’un public que continuent de polariser des guéguerres idéologiques entre islamistes et modernistes, conservateurs et libéraux, intègres et corrompus… Aussi peinent-ils encore à figurer dans les sondages d’opinions, mais les prochaines élections législatives et présidentielles sont prévues en 2024 et d’ici là beaucoup d’eau va couler sous les ponts et, eu égard la crise actuelle dans le pays, des bouleversements peuvent survenir à tout moment et redistribuer les cartes.
Changer la Tunisie «bijarret qalam»
Fadhel Abdelkefi, qui est encore relativement jeune et peut donc ronger ses freins et attendre son moment de gloire, auquel il croit dur comme fer, semble avoir opté pour une stratégie adaptée à la situation. C’est ainsi que ce Tunisois natif des quartiers chics de la capitale a pris son bâton de pèlerin et a commencé par sillonner l’arrière-pays : Béja, Kasserine, Siliana… Il s’agit pour lui de prouver qu’il n’est pas seulement un technocrate formé dans les grandes écoles et un fils de bonne famille qui croit que le pays lui appartient de droit, mais un enfant du pays qui sait parler aux pauvres comme aux riches, aux ruraux comme aux citadins, aux agriculteurs comme aux industriels, et qui utilise un langage simple, imagé, direct, du genre «On peut changer la Tunisie bijarret qalam» (expression arabe qui signifie d’un trait de crayon, c’est-à-dire facilement). C’est là le slogan très controversé qu’il sert à ses interlocuteurs à tout bout de champ, dans ses interventions médiatiques, de plus en plus nombreuses depuis un certain temps, comme dans ses discussions avec monsieur tout le monde au fin fond du pays.
Pourquoi tient-il tellement à cette formule qui fait sourire certains, eu égard les graves difficultés que traverse le pays et sur lesquelles ont buté jusque-là les volontés les plus tenaces ? Nous croyons comprendre la stratégie de Fadhel Abdelkefi qui tient ainsi à se démarquer de celui qui plafonne aujourd’hui dans tous les sondages, Kaïs Saïed.
Sur les pas de Bourguiba
Face au président de la république qui développe un discours négatif et diviseur, selon lequel la Tunisie est riche mais sa richesse a été détournée par les groupes d’intérêt et il suffit de prendre l’argent à la minorité corrompue pour le distribuer à la majorité spoliée pour régler tous les problèmes, le président d’Afek Tounes préfère tenir un discours positif et rassembleur, selon lequel la Tunisie est riche en potentialités et en opportunités pour tous ses enfants et que l’on peut renverser la tendance en remettant les choses en bon ordre, en levant les obstacles à l’initiative, en encourageant l’innovation et en remettant toutes les forces vives au travail. Traduire: ne pas tout attendre d’un Etat providence qui n’a d’ailleurs plus de richesses à distribuer, mais retrousser ses manches, compter sur soi et exploiter les innombrables opportunités dont le pays regorge.
Certes, ce discours a peu de chance aujourd’hui de trouver écho auprès d’une population infantilisée, irresponsabilisée et qui se plaît dans sa posture d’assistée, mais lorsque toutes les promesses mensongères d’un enrichissement facile et sans effort se seront évaporées, il se trouvera sans doute des gens dotés d’un minimum de bon sens pour comprendre que le «bijarret qalam» est possible et qu’il est, au final, le seul moyen sérieux pour sortir de l’ornière du sous-développement mental, qui est, on le sait, à l’origine du sous-développement économique.
N’est-ce pas ce que disait Bourguiba au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, en 1956, lorsqu’il exhortait les Tunisiens à utiliser leur «madda chakhma» (matière grise) pour s’en sortir ?
Fadhel Abdelkefi ne se contente pas de reprendre à son compte ce discours du Combattant suprême, qui parle à l’intelligence de ses compatriotes et non à leurs frustrations et leurs ressentiments, il s’inspire aussi désormais de sa méthode dite d’«al-illtisal al-moubacher», c’est-à-dire du contact direct avec la population partout dans le territoire de la république. Cette stratégie, qui a déjà montré son efficacité dans un autre temps, lui permettra-t-elle de gagner le cœur de ses concitoyens qui ont encore du mal aujourd’hui à s’identifier à lui ? C’est tout le mal que nous lui souhaitons…
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