Lors du mouvement populaire du 25 juillet 2021, le peuple tunisien s’est soulevé pour éjecter le mouvement islamiste Ennahdha des sphères du pouvoir et de l’administration et demander la dissolution pure et simple de l’Assemblée, et non pour introniser un président intérimaire, Kaïs Saïed, un quasi-Roi Soleil au pouvoir illimité se mirant dans le miroir de son auguste personne.
Par Mounir Chebil *
Thomas Hobbes écrit dans le Léviathan : «Un monarque reçoit le conseil de qui il veut, quand et où il veut. Et par conséquent, il peut entendre l’opinion de ceux qui sont versés dans la matière au sujet de laquelle il délibère, quels que soient leur rang et leur qualité, et longtemps avant le moment d’agir, et avec le secret qu’il veut.»
Pourtant, depuis quatre mois, des personnalités de tous bords, soucieuses de la chose publique, viennent se prosterner devant le mur des lamentations érigé à Carthage. Chacune, selon sa spécialité, sa compétence, son rang, sont statut, émet ses doléances et ses recommandations avec l’espoir que ce mur les entende et daigne leur répondre, ou prendre en considération leurs craintes de voir le navire Tunisie, tel le Titanic, toucher définitivement le fond.
Ommi Sissi «touknes touknes»
Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) se démène pour se faufiler dans l’antichambre du palais de Carthage. Kaïs Saïed l’a renvoyé à celle de la Kasbah où il s’est trouvé confronté à une première secrétaire, Ommi Sissi (la Première ministre Najla Bouden, Ndlr), il l’a trouvée «touknes touknes» (en train de balayer) à la recherche des «flayes» (les sous) et aussi impuissante que docile. Le lendemain, elle était au rapport au palais de Carthage.
Le 4 décembre, Taboubi, en Sisyphe, a de nouveau frappé à la porte du »Château » de Kafka. N’ayant pas lu ce roman, il n’a pas compris que malgré ses tentatives, l’arpenteur M. K. n’a jamais pu ni accéder à ce château déconnecté du village où il devait prendre ses fonctions, ni à son administration impénétrable, ni prendre contact avec son employeur, l’énigmatique M. Klamm.
C’est dire que tout ce beau monde ne fait, en réalité, que parler à lui-même. Or, dans notre tradition, on dit de la personne qui parle toute seule qu’elle est folle. «Heureusement» que le docteur Slaïem Ammar est décédé, sinon, ils les auraient internées à l’hôpital des maladies mentales de la Manouba.
Des chroniqueurs à la petite semaine sur des chaînes TV tels que Riadh Jrad et Khalifa Ben Salem, que les indiens d’Amérique appelleraient Riadh trou du cul et Khalifa langue de bois, d’Attessia TV veulent, obstinément, nous convaincre que la lumière jaillira de «ghar» Carthage comme elle a jailli, il y a quatorze siècles, de «ghar» Hira, en Arabie. Il faudrait bien qu’ils gagnent leurs salaires comme les poètes de la cour de Haroun Errachid, et qu’ils se mettent en valeur pour plaire au monarque, qui sait.
Au regard de Saïed, nous sommes tous des traîtres
Il faut se mettre à l’évidence, que le président de la république Kaïs Saïed, n’écoutera que «l’écho de sa propre voix» disait Moncef Kammoun dans une tribune publié par Kapitalis. Pour lui, tous les partis politiques sont des repaires de mafieux et de traitres. Tous les députés suspendus de leur fonction sont des corrompus et des voleurs. Les patrons de l’Utica sont des voleurs, des spéculateurs et des affameurs du peuple. Les syndicalistes de l’UGTT sont des comploteurs et des saboteurs. Les professeurs universitaires et les grands spécialistes et consultants en économie, en finances publiques ou privées, ou en études stratégiques, sont des alcooliques qui fréquentent trop les bars. Les juges sont des vendus. Certains anciens ministres de Ben Ali, connus pour leur compétence et leur intégrité, ne sont pas à la hauteur de la nouvelle ère, ouverte seulement aux jeunes et aux nouveaux défis de sa république populaire. En plus, ils étaient complices d’un régime oligarchique et tyrannique.
Kaïs Saïed l’a dit clairement dans une de ses dernières déclarations qu’il ne parlerait jamais avec toute cette pègre. Le palais de Carthage ne doit pas être souillé. Il n’estgris certes pas encore le sanctuaire de la Kaaba où on lave les péchés et les souillures. Mais c’est tout comme…
Dans le lexique du président de la république le terme «dialogue» n’existe pas. Il se veut donneur de leçons. En effet, s’il s’exprime c’est pour monologuer, professer et dogmatiser et non pour dialoguer. Dans cet exercice, il est affirmatif et péremptoire, avec la conviction inébranlable de détenir la Vérité. Et c’est là tout le danger d’un personnage gris, opaque et intellectuellement rigide et à la limite sophiste qui, selon Platon, «au lieu de la vérité, il ne présente que des simulacres, et c’est dans l’art des simulacres que le sophiste se dissimule». Il se veut aussi un bon éleveur d’oies avec la détermination de vouloir les gaver.
On en a avalé des couleuvres, mais là, c’en est trop !
Ainsi, avons-nous gobé la distorsion de l’article 89 de la constitution où il est édicté : «Dans le cas où le Gouvernement obtient la confiance de l’Assemblée, le Président de la République procède sans délai à la nomination du Chef du Gouvernement et de ses membres». Kaïs Saïed n’a pas vu l’allocution «sans délai» pour ne pas procéder à la nomination du gouvernement Méchichi. A soixante ans, on peut avoir des problèmes de vue et on lui a concédé cette entorse.
Nous avons gobé son refus d’appliquer l’article 81 de la constitution qui énonce : «Le Président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication au Journal officiel de la République tunisienne…», pour rejeter le projet de loi concernant la mise en place de la Cour constitutionnelle. C’était le point du départ du passage en force du 25 juillet 2021. En l’absence d’une Cour constitutionnelle, l’autoroute pour le pouvoir absolu était ouverte.
Nous lui avons pardonné, bon gré mal gré, son interprétation téléologique tirée par les cheveux de l’article 80 pour se donner le pouvoir de suspendre l’activité du parlement… sans le dissoudre.
Mais, vouloir nous convaincre du bien-fondé du décret présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles, c’est trop demander à notre bonne indulgence. Même l’estomac de l’oie ou du canard a une capacité au-delà de laquelle il se ferme au gavage, que dire que, contrairement à ce que semble penser M. Saïed. nous ne sommes pas des oies dans sa basse-cour. On caquète certes encore un peu, mais tout de même…
Un président intérimaire doté d’un pouvoir absolu
Le décret du 22 septembre 2021 est une pure déclaration d’un coup d’Etat. Mais ce que M. Saïed semble oublier c’est qu’en le promulguant, il a mis sa légitimité en porte-à-faux. De président de la république dans un régime parlementaire, élu au suffrage universel, il s’est auto-proclamé par décret président intérimaire doté d’un pouvoir absolu pour gérer une période transitoire devant aboutir, aux termes de l’article 22 du décret, «à l’élaboration de projets de révisions relatives aux réformes politiques avec l’assistance d’une commission dont l’organisation sera fixée par décret présidentiel.»
Comme il a tordu le cou à la constitution de 2014, d’une funeste réputation certes, M. Saïed a tordu le cou au mouvement populaire du 25 juillet 2021. En cette journée, le peuple s’est soulevé pour déboulonner les Frères musulmans des sphères du pouvoir et de l’administration et demander la dissolution pure et simple de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). En ce jour, M. Saïed a pris pour son compte l’analyse de Thomas Hobbes dans le Léviathan qu’«il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule personne, faite de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu: j’autorise cet homme… et je lui donne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ces actions de la même manière.» Il a cru que le peuple l’a plébiscité Roi Soleil qui avait dit «l’Etat c’est moi». Non monsieur, nous ne sommes pas vos sujets pour nous imposer votre contrat d’adhésion.
Le compositeur d’une macabre symphonie
Certes, M. Saïed, vous êtes délié de nos voix comme vous vous êtes déliés de la constitution sur laquelle vous avez prêté serment devant le peuple entier. Mais nous ne vous permettons pas de nous vendre des mirages. Pour qui nous prenez-vous? Vous vous permettez de magouiller en secret pour nous imposer votre utopie de la démocratie populaire qui n’a eu aucune application concrète dans aucun pays au monde. Comme le dit notre proverbe «Vous voulez vous exercer à la coiffure sur les têtes des orphelins.»
Monsieur, vous voulez décider du système politique, des membres de la commission qui devrait l’élaborer ainsi que du système électoral, et sélectionner les perles rares de la trempe du Riadh Jrad de service qui vous assisteraient dans cette opération. En plus, vous voulez décider de la méthode qui vous assurera l’adhésion des nigauds qui croiraient à vos diatribes. Vous voilà compositeur d’une macabre symphonie, son chef d’orchestre, l’instrumentiste qui tient la mesure, et le guichetier chargé de trier les spectateurs qui vont vous applaudir.
Vous prétendez consulter le peuple, dites-nous sur quoi serait-il consulté. Vous avez entretenu le flou sur tout. Et en bon disciple d’Hitler, vous suivez sa méthode qui consiste que «lorsqu’on s’adresse aux masses, point n’est besoin d’argumenter, il suffit de séduire et de frapper. Les discours passionnés, le refus de toute discussion, la répétition de quelques thèmes assénés à satiété constituent l’essentiel de son arsenal propagandiste…»
Par ailleurs, vous comptez consulter le peuple par internet, est-ce que toutes les familles tunisiennes disposent de cet outil ou savent s’en servir? La plate-forme électronique arrivera-t-elle au cueilleur d’olives perché sur son échelle? Et qui contrôlerait les résultats de la consultation?
En toute logique, il faudrait bien un système politique concocté par le virtuel pour un président propulsé par le virtuel.
* Ancien haut fonctionnaire à la retraite.
Article du même auteur dans Kapitalis :
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