Kaïs Saïed ne discute avec personne et n’écoute que lui-même. Son entêtement et sa rigidité vont coûter très cher à la Tunisie. L’islamo-affairisme d’avant le 25-Juillet et le populisme dogmatique d’après le 25-Juillet vont laisser notre pays en morceaux.
Par Chedly Mamoghli *
Nous avons soutenu l’annonce des «mesures d’exception» le 25 juillet 2021 qui devait absolument avoir lieu (et qui devait avoir lieu bien avant cette date), et depuis nous observons le président de la république Kaïs Saïed, suivons son rendement, scrutons ses faits et gestes. Nous avons été patients, très patients et ce malgré ses multiples errements. Mieux, nous lui avons donné des conseils et des idées, lui avons proposé des initiatives dans tous les domaines , mais en vain ou «Ennefaâ rabbi», comme on dit en tunisien! L’homme n’écoute pas.
Quant à ses proches collaborateurs, courtisans et carriéristes, ils ne pensent qu’à conserver leurs postes. Ils n’osent pas critiquer ou apporter une quelconque contradiction de peur de lui déplaire et de se trouver éjectés. Il ne s’agit pas d’un entourage présidentiel, il s’agit d’une cour.
Des pleins pouvoirs et après ?
Plus de cinq mois après le 25 juillet, qu’a fait Kaïs Saïed? Qu’a-t-il fait avec les pleins-pouvoirs qu’il s’est donnés avec le décret du 22 septembre? Qu’a-t-il fait d’utile et de vital pour le pays? A-t-il supprimé, par exemple, le régime fiscal forfaitaire, symbole criard de l’inéquité fiscale? Non. Comment l’homme qui a gelé l’activité de l’Assemblée, qui n’a pas cédé aux pressions intérieures et extérieures et qui possède tous les pouvoirs n’a-t-il pas supprimé ce régime injuste, ce qui aurait permis d’engranger des milliards de dinars de recettes pour l’Etat, dont les caisses sont quasi vides? Je ne le comprends pas. Je n’arrive pas à le comprendre. C’est à croire qu’il s’en fiche.
A-t-il enfin commencé à revoir et à réformer le système de compensation, qui coûte très cher aux caisses de l’Etat, en mettant en œuvre le système de ciblage des aides publiques aux plus démunis et en commençant par le ciblage de la compensation du carburant ? Non. La caisse de la compensation a explosé, les deniers publics vont continuer à être dilapidés et ce système allait continuer à bénéficier à ceux qui n’en ont pas besoin.
A-t-il réglé les problèmes du port de Radès et résolu ses problèmes de gestion qui sont, chaque année, à l’origine de pertes colossales pour l’Etat, les opérateurs privés et l’économie du pays en général? Non.
A-t-il exigé l’audit d’un seul établissement public ou d’une seule entreprise publique, dont on sait qu’ils souffrent tous de mauvaise gouvernance, sont en quasi-faillte et grèvent le budget de l’Etat ? Non.
A-t-il lancé le sauvetage des entreprises publiques vitales comme la Société tunisienne d’électricité et de gaz (Steg), la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede) ou des établissements vitaux comme l’Office des céréales ou la Pharmacie centrale? Non. Ça ne l’intéresse même pas.
Un seul gros bonnet de la contrebande a-t-il été inquiété? Non.
L’investissement, moteur de la croissance, en a-t-il parlé une seule fois? Non. Il s’en fiche. La loi de finances 2022 ne prévoit même pas d’investissements publics et la lenteur interminable de l’agenda politique qu’il a imposé fera fuir tout investisseur privé qu’il soit tunisien ou étranger car un investisseur n’investit pas dans une phase aléatoire et à l’issue incertaine.
Pourquoi l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) est-elle fermée depuis plus de 5 mois (le 20 août)? On lutte contre la corruption avec la parlotte ou bien avec des institutions opérationnelles ?
Un projet brutal, utopiste et dangereux
Rien de tout cela n’a été fait. Rien. Depuis qu’il a tous les pouvoirs et qu’il ne peut plus trouver d’excuse pour ne pas agir, Kaïs Saïed a montré qu’il se fiche des priorités du pays. La sienne est toute autre. Il est occupé à vouloir imposer, petit à petit et discrètement, son projet de la Nouvelle construction (البناء الجديد و المسمى أيضا القاعدي وهو في الحقيقة البناء الفوضوي), un projet brutal, utopiste et dangereux. Il n’a jamais dit publiquement qu’il va l’imposer pour ne pas susciter l’inquiétude des Tunisiens et de la communauté internationale, mais c’est son objectif ultime, l’œuvre de sa vie qu’il considère comme le remède miracle à tous les problèmes du pays. En tout cas, depuis le temps que des activistes et des analystes politiques le lui attribuent ouvertement, il ne l’a jamais renié publiquement et tout indique qu’il va l’imposer vaille que vaille.
La suppression du ministère des Affaires locales et son rattachement à celui de l’Intérieur et la nomination de ses partisans, parmi les plus enthousiastes à son projet, aux postes de gouverneurs en est la meilleure preuve. La dernière en date, la nomination hier, 30 décembre, de Kamel Fekih alias «Staline» comme gouverneur de Tunis. Hier aussi, il a déclaré que les législatives auront lieu «sur la base de ce que décidera le peuple». Phrase passée inaperçue mais qui est très significative. Depuis quand les législatives ont-elles des versions différentes? Les électeurs élisent leurs députés au suffrage universel et point final mais la phrase de Saïed veut dire qu’on n’aura pas des législatives comme telles mais que les prochaines obéiront à son projet de la Nouvelle construction et les indiscrétions laissent penser qu’il compte le glisser, ce projet ô combien controversé, dans la future loi électorale.
Bref, Kaïs Saïed se concentre sur la mise en place, discrètement mais sûrement, de son projet politique, le reste ça ne l’intéresse pas et tant pis pour le pays aujourd’hui au bord de l’effondrement…
Nous lui avons dit et redit, gentiment, poliment, correctement, aimablement, courtoisement, de cesser de se comporter comme le prophète qu’il n’est pas, de se dégager de son attitude messianique et de se comporter comme un président, de redescendre sur terre, d’opter pour le réalisme et de délaisser l’idéalisme dangereux et de ne pas nous embarquer dans une aventure dogmatique et hasardeuse, mais tout cela n’a servi à rien. Son entêtement et sa rigidité vont nous coûter très très cher. La décennie islamo-affairiste d’avant le 25-Juillet et le populisme dogmatique de Kaïs Saïed d’après le 25-Juillet vont laisser la Tunisie en morceaux.**
* Juriste.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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