La loi de finances 2022 de la Tunisie est comme le radis, rouge dans sa partie enterrée et blanc dans sa partie apparente. Elle est sociale dans les intentions et bourgeoise dans les faits.
Par Mounir Chebil *
Najla Bouden était dans les profondeurs à scruter les couches géologiques quand elle s’est vue propulsée première secrétaire du Roi Soleil. Ce dernier, trop occupé par les attentats, les guerres contre divers ennemis, comploteurs et autres mafieux et à préparer une ratatouille constitutionnelle, n’avait pas le temps pour les affaires de l’Etat.
Comment continuer à dépenser quand on est surendetté ?
Or, le 31 décembre pointe, et la loi des finances pour l’année 2022 devait être concoctée. Le 1er octobre, Mme Bouden est appelée en catastrophe. Après avoir formé le gouvernement, elle est informée qu’il lui fallait s’occuper au plus vite des ressources pour un État désargenté, et de ses attentes gargantuesques. Quel casse tête! N’ayant pas d’expérience en la matière, elle en est devenue angoissée et tourmentée au point de ne plus trouver le sommeil. Ses nuits étaient un calvaire, étant entrecoupées de cauchemars et d’insomnies jusqu’à ce qu’une nuit, il lui apparaît dans le rêve qu’elle était dans un couloir du palais royal devant un bureau dont la porte était entrouverte et d’où sortait des voix. Elle mit l’oreille à la porte. C’était le Premier ministre de Louis XIV Mazarin, et Colbert qui devenait entre autres secrétaire général des Finances sous Louis XIV aussi, qui parlaient finances en ces termes:
– Colbert : Pour trouver de l’argent, il arrive un moment où tripoter ne suffit plus. J’aimerais que Monsieur le Surintendant m’explique comment on s’y prend pour dépenser encore quand on est déjà endetté jusqu’au cou…
– Mazarin : Quand on est un simple mortel, bien sûr, et qu’on est couvert de dettes, on va en prison. Mais l’État… L’État, lui, c’est différent. On ne peut pas jeter l’État en prison. Alors, il continue, il creuse la dette ! Tous les États font ça.
– Colbert : Et comment en trouver quand on a déjà créé tous les impôts imaginables?
– Mazarin : On en crée d’autres.
– Colbert : Nous ne pouvons pas taxer les pauvres plus qu’ils ne le sont déjà.
– Mazarin : Oui, c’est impossible.
– Colbert : Alors, les riches ?
– Mazarin : Les riches, non plus. Ils ne dépenseraient plus. Un riche qui dépense fait vivre des pauvres.
– Colbert : Alors, comment fait-on ?
– Mazarin : Colbert, tu raisonnes comme un fromage ! Il y a quantité de gens qui sont entre les deux, ni pauvres, ni riches… Des Français qui travaillent, rêvant d’être riches et redoutant d’être pauvres ! C’est ceux-là que nous devons taxer, encore plus, toujours plus ! Ceux-là ! Plus tu leur prends, plus ils travaillent pour compenser… C’est un réservoir inépuisable.
C’est ce qui fait dire par la suite à Jean-Baptiste Colbert, que «l’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris.» Cette oie qui n’est ni riche ni pauvre c’est la classe moyenne d’aujourd’hui.
Cette nuit Mme Bouden dormit profondément. Elle s’est réveillée tôt pour faire la prière du «fajr» et remercier Dieu pour ce rêve providentiel. Au bureau tout le monde était surpris par sa fraîcheur et sa bonne humeur. Elle a réuni les autres secrétaires pour ce qui est appelé un conseil des ministres et leur a donné les instructions de Mazarin et de Colbert et la loi des finances fut.
Réconforter les riches dans leurs richesses
En bon élève de Mazarin et de Colbert, Bouden réconforte les riches dans leurs richesses :
– La loi des finances 2022 les a même exonérés de l’impôt pour la réévaluation de leurs immeubles construits ou non construits inscrits au bilan.
– Pour encourager la promotion immobilière, cette loi prévoit l’enregistrement au droit fixe l’acquisition d’immeubles à hauteur d’un montant de 500 000 dinars. La somme dépassant cette somme est enregistrée au taux de droit commun.
– Les sociétés exportatrices peuvent vendre localement à hauteur de 50% de leur chiffre d’affaires sans perdre leur qualité de société exportatrice.
– L’Etat prend en charge les charges patronales du secteur touristique au titre de la CNSS pour la période de juin 2021 à mars 2022 comme s’ils étaient en règle du temps des vaches grasses.
– Amnistie pour les mafieux, ils ont à déposer leurs fortunes dans les banques ou les comptes postaux contre paiement d’un impôt de 10% et ils sont lavés de l’effondrement de l’économie du pays pendant dix ans.
– Les millionnaires du régime forfaitaire peuvent dormir sur leurs deux oreilles, rien n’est prévu pour les sanctionner.
– Amnistie pour les riches fraudeurs au niveau des pénalités de retard dues à l’administration fiscale.
– D’autres mesures incitatives sont accordées.
Il n’y a plus rien à gratter des pauvres
La loi de finances n’a pas prévu des taxations spéciales pouvant toucher les pauvres tout particulièrement. Mais rien n’est prévu pour améliorer leur situation sauf l’augmentation du soutien à certaines familles nécessiteuses, et le maintien des aides et allocations sociales :
– Augmentation de la subvention allouée aux catégories vulnérables de 180 DT à 200 DT au profit de 120.000 bénéficiaires. 20 dinars, un pourboire pour un apéritif tout juste honorable.
– Mise en œuvre d’une aide sociale de 30 DT chaque mois pour les enfants âgés de moins de 6 ans appartenant aux familles à faibles revenus.
– Mise en place d’une aide de 50 dinars pendant 9 ans au profit des jardins d’enfants pour chaque enfant appartenant aux familles à faible revenus pour encourager ces institutions à accueillir les catégories en question. Cette mesure qui trouvera beaucoup de difficultés à être mise en place sert-elle les propriétaires des jardins d’enfants ou réellement les familles nécessiteuses. Car la question qui se pose c’est pourquoi l’Etat ou les collectivités publiques locales ne réalisent-elles pas des jardins d’enfants publics pour les enfants des pauvres ?
Des pisses chats impropres à mouiller un terrain sec et aride. Les pauvres gens, non seulement on ne fait rien de substantiel pour eux, mais on pousse le cynisme pour se moquer d’eux et les humilier encore plus. Puisque «Echaab youridou el faqr» (le peuple veut la pauvrté), donnons-lui ce qu’il veut.
L’art de plumer avec le moins possible de cris
La loi de finances 2022 a prévu un bon nombre de petites mesures à la charge de l’Etat pour encourager l’investissement dans divers domaines et leurrer les jeunes par de petits projets dont la plupart sont voués à l’échec. Il faut bien calmer les esprits turbulents en distribuant les rêves et les bonbons.
En plus, cette loi a prévu une augmentation de la masse salariale de l’ordre de 21,573 milliards de dinars soit 6,6% par rapport à 2021 et une augmentation des charges de l’Etat en général. Les dépenses consacrées aux subventions s’élèveront à 7,262 milliards de dinars, soit une hausse de 1,235 milliard de dinars.
Les ressources propres s’élèveraient en 2022, à 38,618 milliards de dinars, en évolution de 12,1% par rapport à 2021. Ces ressources sont composées de 35,091 milliards de dinars de ressources fiscales (en hausse de 13,9%), et de 3,067 milliards de dinars de ressources non fiscales et 460 MD de dons extérieurs.
Les nouvelles ressources fiscales seront couvertes en plumant encore plus les classes moyennes. Il s’agit d’augmenter les taxes sur les produits consommés essentiellement par la classe moyenne. Les franges pauvres de la population n’ont pas les moyens pour y accéder. La classe bourgeoise ne ressent pas l’augmentation de ces taxes et elle est inférieure en nombre par rapport à la classe moyenne.
Il y a eu une augmentation du montant de la vignette. Le nombre des voitures, petites ou moyennes cylindrées, sont plus utilisées par la classe moyenne.
Augmentation des frais de justice. La loi de finances prévoit l’élévation des taxes sur les vins et alcools et des augmentations des droits de douanes sur certains biens de consommation qui ne sont pas de première nécessité ainsi que pour certains biens ayant un similaire fabriqué localement. Ces biens sont convoités par la classe moyenne. Cette augmentation touche les pièces de rechanges des voitures et qui va se récupérer gravement sur le coût de réparation des tacots de la classe moyenne. Il a été décidé d’augmenter la redevance de compensation de 3% due par les casinos, des boîtes de nuit non affiliés à un établissement touristique et des pâtisseries.
Enfin, les agents de l’Etat devront se résigner à un gel de leurs salaires, et supporter avec les autres composantes de la classe moyenne les effets de la crise et la flambée inflationniste.
Comme suggéré par un ami qui m’est cher, à entendre les discours, cette loi de finances est comme le radis, rouge dans sa partie enterrée et blanc dans sa partie apparente. Elle est sociale dans les intentions et bourgeoise dans les faits.
* Ancien cadre de la fonction publique à la retraite.
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