L’histoire tumultueuse de la conquête de l’Inde par les Anglais,, où les militaires étaient soutenus par les banquiers, nous enseigne qu’à l’ère de la mondialisation, et de l’économie globale, la question de la loyauté des banques et des milieux d’affaires vis-à-vis de leurs peuples ne peut pas être ignorée, dans les pays du monde entier.
Par Dr Mounir Hanablia *
Une société anonyme à responsabilité limitée est-elle par la force des choses une entité pacifique seulement soucieuse des dividendes de ses actionnaires ?
Il y a 420 ans, la Reine Elisabeth Ière d’Angleterre avait concédé à des marchands londoniens le droit de se constituer en société dans le but de réaliser des bénéfices grâce au commerce avec les Indes Orientales, à l’instar de leurs collègues hollandais, qui prospéraient. Près d’une quarantaine de personnes souscrivirent au capital. Plus de 150 années plus tard, l’East India Company, soucieuse de respecter la légalité, profitait de l’effondrement de l’Empire Moghol, après les deux batailles de Plassey et Buxar, s’assurant ainsi, par le traité d’Allahabad, le droit de gérer la province du Bengale et d’y collecter les impôts au nom de l’Empereur. Quelques années plus tard, elle défaisait les armées de Tippu, le Sultan du Mysore, qui attendait l’aide de la France, à Seringaptanam, puis celles de la Confédération Mahratte, pourtant équipées de manière moderne et entraînées par des officiers français, à Assaye, éliminant ainsi les derniers pouvoirs susceptibles de contrecarrer sa domination sur le sous-continent Indien.
La Compagnie finance les guerres et les trahisons
Cette entreprise militaire qui a duré une cinquantaine d’années a eu ceci de particulier qu’elle a été réalisée par des soldats indiens salariés, entraînés par quelques officiers anglais eux-mêmes rémunérés par la Compagnie. C’est grâce aux richesses arrachées au Bengale que la Compagnie a trouvé les ressources nécessaires pour financer les guerres, et les trahisons qui, face à des adversaires beaucoup plus nombreux, ont permis le succès final de ses armées.
Le pillage du Bengale s’était d’abord fait par des actes de prédation des marchands anglais, et il avait abouti à la terrible famine qui avait éliminé la moitié de la population. Il s’était poursuivi grâce aux taxes instaurées, prélevées en faveur de la Compagnie par des collecteurs hindous. Les personnes incapables de s’en acquitter voyaient leurs biens confisqués et vendus. Toute l’ancienne élite musulmane de l’Inde passa ainsi à la trappe. Une classe de riches propriétaires et de banquiers hindous s’est constituée, à l’ombre de la «Pax Britannica», en finançant la conquête de la totalité du territoire indien.
Après la conquête de Delhi, en 1803, la Compagnie se trouvait débitrice de l’équivalent de 1 milliard de Livres, en leur faveur et était ainsi menacée de faillite. Le Gouverneur Richard Wellesley, fut donc destitué par son directoire, dont l’image de marque ne fut pas améliorée pour autant. La famine du Bengale, attribuée à l’avidité de ses agents, ne contribua pas peu, après la fin de la guerre de Sept Ans, au soulèvement des colons américains, qui suspectaient le gouvernement anglais de vouloir livrer l’exploitation de l’Amérique à la Compagnie des Indes, et ne voulaient pas connaître le sort des habitants du Bengale. La Tea Party de Boston, le premier acte du soulèvement américain, vit d’ailleurs des cargaisons de thé en provenance d’Inde jetées à la mer. La perte de l’Amérique par les Anglais convainquit d’ailleurs le Général Cornwallis, le signataire de la reddition britannique face aux Américains et depuis lors passé en Inde, d’empêcher l’installation dans ce pays de colons anglais, afin de ne pas risquer la perte de cette colonie, qui assurait à l’Angleterre sa puissance et sa prospérité.
La conquête de l’Inde, une entreprise mercantile
Le parlement anglais commença par abolir certains monopoles commerciaux établis en Inde. Finalement la Compagnie fut dissoute après le grand soulèvement indien qualifié de Grande Rebellion, et l’administration du pays fut depuis lors assumée directement par le gouvernement britannique, jusqu’à l’indépendance en 1947.
La conquête de l’Inde fut donc une entreprise mercantile menée par une société privée. Mais sans la participation des soldats et des banquiers hindous, elle n’aurait probablement jamais été couronnée de succès. Que cette collaboration eût seulement visé à détrôner les musulmans installés à la tête de l’Hindoustan depuis le XIe siècle, ainsi que le suggère la propagande actuelle des nationalistes hindous, est douteux. Les Mahrattes étaient eux-mêmes hindous, et reconnaissaient même nominalement la souveraineté de l’empereur Moghol musulman; et cependant tout autant ils ont fait les frais de la conquête.
Le plus probable est que les banquiers bengalis aient d’abord cherché à tirer profit et à accroître leurs bénéfices et qu’ils aient jugé le parti anglais le plus apte à le garantir. Cependant, à l’ère de la mondialisation, et de l’économie globale, la question de la loyauté des banques et des milieux d’affaires vis-à-vis de leurs peuples ne peut pas être ignorée, dans les pays du monde entier.
* Médecin de libre pratique.
« The Anarchy: The East India Company, Corporate Violence, and the Pillage of an Empire », de William Dalrymple, 576 pages, éd. Hardcover, septembre 2019.
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