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Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Les nouveaux habits de l’État

En assumant le pouvoir, Othmane tint à montrer ostensiblement qu’il se situait dans la lignée de son prédécesseur et respectait ses orientations. Comme Omar avait souhaité qu’on n’hésitât pas à nommer à la tête d’une province Saad Ibn Abi Wakkas qu’il fut amené à relever de précédentes fonctions sans l’en juger inapte ou indigne, le nouveau calife respecta cette volonté et nomma ce Compagnon gouverneur d’Al-Koufa.

Par Farhat Othman

En agissant de la sorte tout au long des premières années de son gouvernement, la moitié pratiquement, Othmane réussit à rallier autour de lui l’ensemble de la communauté. Cette adhésion au chef, l’attachement à sa personne se trouvaient facilités par les succès militaires multipliant les conquêtes terrestres et, consécutivement, les richesses de toutes sortes. Ils l’étaient aussi par l’investissement de la plupart des adultes dans les guerres d’expansion continuant en Perse et en Syrie et s’étendant en Asie Mineure et en Afrique. Par ailleurs, l’affluence de plus en plus grande à Médine des butins prélevés lors de ses guerres permettait au nouveau calife d’augmenter les rentrées de chacun sur les fonds du Trésor public, renforçant davantage sa popularité.

À la prise de ses fonctions, Othmane adressa des lettres à ses gouverneurs, aux chefs des armées hors d’Arabie, aux préposés aux impôts ainsi qu’à l’ensemble de la communauté. Il y apparut tel qu’on le connaissait, correspondant à ce qu’on attendait d’un vicaire du prophète bien que, tout autour, les circonstances n’étaient déjà plus identiques à celles qui prévalaient du temps de la Révélation et des deux premiers successeurs de Mohamed. Aux premiers, il écrivit : «Dieu a commandé aux chefs d’être des protecteurs et il ne leur a pas ordonné d’être des percepteurs ; les responsables de cette nation ont toujours été des protecteurs, non des percepteurs. S’il arrivait que vos chefs se transformassent en percepteurs et perdissent leur qualité de protecteurs, alors il en serait fini de la pudeur, de l’intégrité et de la loyauté. La plus juste des conduites est d’examiner les affaires des musulmans pour leur demander leurs devoirs et leur donner leurs droits ; cette conduite est pareillement identique pour les gens du Livre. Quant à l’ennemi dont vous vous emparerez, veillez à ne pas le priver de tout paiement libératoire».

Aux seconds, il nota : «Vous êtes les défenseurs des musulmans et leurs champions. Omar vous avait tracé une ligne de conduite que nous n’ignorions pas et que, parfaitement, nous approuvions. S’il m’arrivait d’apprendre sur l’un d’entre vous qu’il ne s’y pliait pas ou prenait des libertés dans son application, il peut être assuré que Dieu par quelqu’un d’autre le fera remplacer. Veillez à vos devoirs car, pour ma part, je veille sur le strict respect des prescriptions de Dieu».

Aux censiers, il rappela : «Dieu a fait exister ses créatures pour la vérité et il n’accepte d’elles que la vérité. Ne prenez qu’en justice, donnez en équité et soyez surtout probes. Veillez à persévérer dans l’intégrité ; ne soyez pas les premiers à la violer. Et ne perdez surtout pas de vue la loyauté! N’opprimez ni l’orphelin ni l’infidèle allié autorisé à séjourner en terre d’Islam, car Dieu est l’adversaire de celui qui les opprime».

Au petit peuple, il dit enfin : «Vous n’avez eu ce dont vous avez la jouissance aujourd’hui qu’en imitant le bon exemple et en le suivant ; ne laissez donc pas la vie vous détourner de l’essentiel. Cette nation a tendance, en effet, à verser de plus en plus dans l’innovation après la tierce réunion en elle de l’accomplissement des bienfaits, l’arrivée à la puberté de ses enfants nés d’esclaves et la lecture du Coran par les Bédouins et les étrangers non arabes. Le prophète de Dieu – que Dieu le bénisse et le salue – a bien dit «l’incroyance est dans le barbarisme» ; or ces derniers, quand ils trouvent dans le Coran quelque chose obscure ou difficile, affectent de la comprendre et n’hésitent pas à innover, versant dans l’hérésie».

Dans ces lettres était brossé le paysage du nouvel État musulman en gestation. On y retrouvait, certes, la persistance de l’empreinte originale du prophète et l’influence initiale des valeurs coraniques telles que scrupuleusement mises en œuvre par les deux premiers califes; mais la marque n’avait plus le lustre des premières années de la Révélation et celles qui ont immédiatement suivi la disparition de son porteur.

La nature humaine avec ses défauts et ses imperfections reprenait imperceptiblement le dessus et ce temps était désormais assez loin où la mort avait pour les guerriers de l’Islam la même valeur que la vie, et bien plus. Au combat des mécréants, la guerre était de moins en moins vue ou vécue comme une action sacrée, spirituellement valorisante, mais de plus en plus en une cruauté séculière, matériellement enrichissante.

Il y avait davantage de récalcitrants au Jihad, et pas seulement parmi les esclaves, les affranchis et les clients; certains le vivaient désormais comme une contrainte et n’y déféraient que par peur des représailles du gouverneur et de ses agents. Car, du temps d’Othmane comme de ses prédécesseurs, tout manquement au devoir de la guerre sainte continuait à être publiquement stigmatisé, le fautif se voyant enlever son turban et exposer à la raillerie et à la vindicte populaire.

Aux postes de responsabilité, les valeurs primordiales devenaient un simple paravent d’appétits bassement humainset le pouvoir était souvent un auguste siège pour de simples aventuriers au service de leurs ambitions personnelles. Au contact des sujets protégés, le respect consacré par Dieu n’était plus toujours de mise et les principes d’égalité s’appliquant à tous les musulmans, même de fraîche date, sonnaient souvent creux.

Dans cette société en pleine mutation trop tôt touchée par la grâce qui la fit aussitôt entrer dans une fabuleuse grotte aux trésors, les désirs et envies se débridaient ; même la langue dans sa pureté originale et les valeurs dans leur cachet religieux se perdaient. Mais, plus grave encore, le texte du Coran lui-même risquait de ne pas être épargné et d’être altéré !

Certes, sur le conseil d’Omar, atterré par la disparition de nombre de lecteurs et de compagnons du prophète, notamment lors de la bataille de Yémama, le premier calife Abou Bakr avait rassemblé chez lui les matériaux disponibles, grâce au travail acharné et remarquable de Zayd Ibn Thabit. À sa mort, ce corpus passa chez Omar qui le garda précieusement sans éprouver le besoin de prendre d’autres initiatives le concernant, la situation ne l’imposant point. Puis, à la disparition du second calife, l’œuvre d’Ibn Thabit fut recueillie par la fille d’Omar, Hafsa, par ailleurs épouse du prophète.

Bien que désormais préservé de perte ou de disparition, le texte du Coran n’était pas en sécurité totale. En effet, au-delà de l’apparente unité linguistique de la péninsule arabique, les différences rhétoriques et syntaxiques ne manquaient pas d’une tribu à une autre. De plus,

écrit dans un alphabet dépouillé et plutôt archaïque avec l’absence des points diacritiques et des voyelles brèves dans l’inscription des lettres, le texte coranique permettait des lectures différentes et des interprétations opposées.

Par ailleurs, des collections personnelles écrites en existaient, disséminées auprès de certains anciens Compagnons, et la présence des récitateurs, ces personnages spécialisés dans la lecture du texte sacré, devenait pernicieuse. D’abord, par l’attachement de chacun à son interprétation et la compétition que cela suscitait; ensuite, du fait que d’aucuns n’hésitaient pas à faire profession de leur activité, en tirant du prestige et du pouvoir, autant auprès de l’élite que de la masse.

Chez cette dernière, parmi les plus âgés notamment, les récitateurs produisaient de la nostalgie en psalmodiant le texte sacré. Déclamant, rythme lent et ton universaliste, les phrases longues de ses sourates médinoises, scandant la prose rimée au rythme rapide des sourates mecquoises, ils leur rappelaient une époque révolue de l’Arabie, ses poètes héroïques et lyriques, ses voyants et leurs vaticinations.

Soucieux de l’unicité du texte coranique, partant en guerre contre la pluralité des lectures, Othmane reprit à la fille d’Omar le texte consacré qu’elle avait en dépôt. Il chargea le même Zayd Ibn Thabit, auquel il adjoignit d’autres personnes dont AbdAllah Ibn Azzoubeyr et Saïd Ibn Al’Ass, d’en faire des copies destinées à constituer le canon officiel à retenir. Lors de la transcription et en cas de divergence d’interprétation, la consigne du calife était de se référer à la langue arabe telle que parlée par la tribu du prophète, Qoraïch, et dans laquelle le Coran fut révélé. Il en fit des copies qu’il distribua à ses agents partout sur les terres d’islam, ordonnant dans le même temps la destruction systématique de toutes les autres copies existantes.

Cela ne se fit pas sans difficulté ni contestation de la part des récitateurs notamment ; les querelles ne s’apaisèrent que lorsque l’homogénéisation de l’orthographe fut définitivement réalisée bien plus tard après le califat d’Othmane, selon le texte qu’il retint, appelé au demeurant par son nom.

Du temps d’Othmane, les frontières de l’État musulman s’élargirent formidablement. À peine commencées sous Omar, les guerres de conquête et d’expansion avaient continué de plus belle avec des succès à la chaîne. Alexandrie qui avait été reprise un moment par les Byzantins fut définitivement occupée ainsi que la Perse orientale.

Par des raids successifs, la suzeraineté arabe sous laquelle l’Arménie était aussi tombée, s’étendait sans cesse en Cappadoce, en Phrygie ainsi qu’en Ifriqiya où le fils d’Azzoubeyr, AbdAllah, se distingua à la fois par sa bravoure et par sa ruse pour permettre aux troupes musulmanes de venir à bout des Byzantins et de leurs alliés, les coriaces Berbères.

Des expéditions eurent lieu également sur mer, cette étendue d’eau qu’Omar n’aimait pas, interdisant qu’elle le séparât de ses sujets. Les premières tentatives d’expéditions maritimes débouchèrent sur l’occupation de Chypre et la défaite de la flotte byzantine, au large de la Lycie, à la bataille des mâts où commandait le gouverneur de l’ensemble de la province syrienne, Mouawiya Ibn Abi Soufiane, tout satisfait d’avoir été enfin autorisé à porter la guerre en mer, ce que lui refusa, malgré son insistance, le précédent calife.

Depuis cette fameuse bataille précédée d’une nuit aussi mémorable à l’agitation remplie de psalmodies d’un côté et de tintement de cloches de l’autre, la traversée de la mer devint courante et c’est le calife Othmane lui-même qui encouragea ses troupes à mettre pied en Andalousie en écrivant à leurs chefs que sa conquête commandait celle de Constantinople, la capitale de l’ennemi byzantin.

Six années venaient de passer depuis son avènement à la tête de la communauté musulmane ; Othmane était assis au bord d’un puits à l’entrée de Médine qu’il avait creusé avec ses moyens propres à l’intention de la communauté. Sa jambe à la pilosité fournie repliée sous lui, ses manches jusqu’au cou relevées, laissant l’air venir titiller la touffe fournie des poils de ses bras et de ses épaules, il songeait aux heures glorieuses, aux réalisations concrètes et aux succès continus de l’expansion islamique dans le monde.

Au doigt, il avait une bague en argent sur laquelle était incrustée une inscription en trois mots, chacun placé sur une ligne. De haut en bas, on pouvait lire : «Mohamed – Prophète de – Dieu»; c’était le sceau du prophète qui se le fit faire quand il décida de s’adresser aux grands de son monde habitués aux missives cachetées.

La revue de son parcours depuis la disparition d’Omar ne lui rappelait pas que de bons souvenirs; elle suscitait en lui quelques contrariétés et des anxiétés. Nombre de grandes figures avaient disparu, dont Al Abbès, oncle du prophète, et il avait de la nostalgie. Mais c’était sa gestion généreuse de ses rapports à sa famille qui le préoccupait le plus; elle lui avait créé nombre de tracas.

Machinalement, en y songeant, il jouait avec le symbole de son pouvoir, le tournant et le retournant dans son doigt, comme si, par ce plaisir enfantin, il arrivait à atténuer le poids de ces soucis nombreux. Soudain, il ouvrit grand la bouche où brilla aux lueurs du soleil déclinant l’or de ses dents; il lâchait un grand cri de stupeur et de peur. La bague venait de lui échapper pour aller au fond du puits. Était-ce un mauvais présage ? Consterné, tremblant de tous ses membres, il appela aussitôt ses hommes et fit vider le puits; mais ce fut en vain ; il n’y avait nulle trace de la bague.

Au chef de sa police, fonction qu’il fut le premier à créer, il demanda de faire partout savoir qu’il promettait une grosse somme d’argent à qui trouverait la bague ; cela ne servit à rien. En désespoir de cause, il finira par se refaire une copie du sceau perdu ; mais l’étrange sentiment qui l’avait saisi ce jour-là l’habitera pour ne plus le quitter.

Cette perte était-elle un signe de la providence ? En perdant la bague, avait-il perdu quelque chose d’encore plus précieux ? Était-ce sa confiance que le prophète reprenait en le dépossédant de son sceau, ne l’en jugeant plus digne ? Autour de lui, la méfiance des gens, chaque jour plus nombreux, allait en grossissant ; et ils étaient de plus en plus virulents et violents, ne reculant devant rien, se retenant à peine d’un acte de lèse-majesté. Oseraient-ils aller jusque-là?

À suivre…

«Aux origines de l’islam. Succession du prophète,ombres et lumières», éd. Afrique Orient , Casablanca, Maroc 2015.

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