Le feuilleton du duel à fleuret moucheté que se livrent le président de la république Kaïs Saïed et les magistrats, ou plutôt les plus récalcitrants d’entre eux, est non seulement ennuyeux, mais il est révélateur des blocages où se trouve aujourd’hui la Tunisie, un pays qui ne saurait se relancer sans des réformes profondes dans tous les domaines… qu’il est incapable de mettre en œuvre.
Par Ridha Kéfi
Il ne se passe presque pas une semaine sans que le président Saïed reçoive en audience au Palais de Carthage la ministre de la Justice, Leila Jaffel, pour appeler, à travers elle, les juges à jouer leur rôle dans cette période cruciale et statuer sur les affaires qui traînent devant les tribunaux depuis des années.
Hier encore, lundi 16 mai 2022, M. Saïed a insisté auprès de Mme Jaffel, magistrate de son état, pour que «le respect des procédures judiciaires, qui vise à réaliser la justice, ne devienne pas un prétexte à l’impunité ou à laisser des affaires en suspens».
La justice tarde à assainir ses rangs
Cette rengaine, on l’a entendue plus d’une fois, et si elle est reprise à chaque fois, c’est parce que le chef de l’Etat, à l’instar de tous les Tunisiens, reste persuadé que la justice tarde à assainir ses rangs, à se réformer et à jouer le rôle qui est attendu d’elle dans l’assainissement de la scène politique et économique, dont on sait qu’elle est gangrenée par la corruption.
Et si ces rappels à l’ordre, qui tiennent autant de la menace que de la supplication, sont repris à chaque fois, et souvent avec les mêmes mots, c’est parce que les juges, ainsi désignés du doigt et sommés de se mettre au garde-à-vous, continuent de tenir tête à un président qui a accumulé tous les pouvoirs dont un chef d’Etat peut rêver, le législatif, l’exécutif et même le judiciaire, sans savoir vraiment quoi en faire ni par où commencer.
Si ces chers juges continuent de tenir tête au locataire du palais de Carthage, leurs motivations varient selon les personnes.
Il y a, bien sûr, ceux qui redoutent sincèrement les conséquences de l’ingérence systématique du pouvoir exécutif dans les affaires de la justice, comme ce fut le cas sous la présidence de Bourguiba et de Ben Ali, et dont leurs aînés ont longtemps subi les conséquences. Ces juges respectueux de leur rôle et soucieux de leur indépendance n’ont pas apprécié la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et son remplacement par un conseil provisoire dont les membres ont été désignés par le président de la république, par décret et dans le cadre du «pouvoir exceptionnel» qu’il s’était accordé lui-même le 25 juillet 2021.
Ils n’apprécient pas, non plus, certaines déclarations du chef de l’Etat sur le rôle de la magistrature où ils décèlent, à juste titre, une certaine hostilité envers les magistrats et une volonté de leur faire porter la responsabilité de l’échec des réformes qu’il ne cesse de promettre et qu’il semble incapable de mettre en œuvre.
Les juges ripoux font la loi
Il y a, bien entendu, d’autres juges qui s’opposent au président de la république et contrarient sa volonté d’assainissement de la scène nationale, non pas par principe ni par volonté de protéger la magistrature de toute ingérence et de préserver son indépendance, mais par intérêt personnel et pour se protéger eux-mêmes contre toute éventuelle poursuite.
Ces juges récalcitrants, et ils sont très nombreux, appartiennent à deux catégories.
Il y a d’abord ceux qui sont affiliés à des partis de l’opposition, notamment le mouvement islamiste Ennahdha, qui, au cours des dix dernières années, a infiltré la justice et y a placé ses hommes liges. Par la résistance qu’ils opposent au chef de l’Etat, ces derniers veulent l’empêcher de mettre en œuvre ses projets de réformes, notamment celui relatif à la justice, considérée comme un secteur stratégique et central, dont dépendent pratiquement tous les autres. Car sans une justice assainie, réformée, juste et efficiente, rien ne pourra évoluer positivement dans le pays.
Il y a ensuite les juges qui ont beaucoup de choses à se reprocher pour avoir été mêlés, à un niveau ou un autre, sous Ben Ali ou sous le règne des islamistes, entre 2011 et 2021, et qui sont souvent les mêmes, à des affaires politico-financières, et ce en rendant des verdicts sur commande ou en faisant égarer des affaires dans les méandres des procédures et contre-procédures, moyennant des gains personnels.
Ces juges ripoux, qui hantent les palais de justice, manœuvrent, complotent et manigancent à longueur de journée, n’ont aucun intérêt à ce que leur secteur soit assaini ou réformé, car l’opération «justice propre», si elle venait à être mise en route, risquerait de les rattraper à un moment ou un autre.
Les limites du pouvoir présidentiel
Conscients des limites du pouvoir présidentiel, qui s’assigne (en tout cas pour le moment) des lignes rouges à ne pas dépasser pour ne pas donner crédit aux accusations que lui portent ses opposants, notamment celle d’être un apprenti dictateur, ces juges ripoux savent qu’ils détiennent, quant à eux, un réel pouvoir, notamment celui de mettre le chef de l’Etat face à son impuissance et de lui faire porter le chapeau de tous les verdicts farfelus ou excessifs qu’ils rendent de temps en temps, notamment contre des acteurs politiques ou des hommes d’affaires, ou dans des affaires de mœurs particulièrement sensibles.
Piégé par les ambiguïtés d’un système qu’il se donne pour mission de changer profondément, mais sans vraiment parvenir à le faire bouger d’un iota, et acculé à brasser du vent et à faire du surplace, dans un pays aux prises avec une crise carabinée, politique, économique, financière et sociale, Kaïs Saïed donne, à son insu, une désagréable impression d’impuissance en se plaignant tout le temps d’une justice qui rechigne à jouer son rôle avec la sincérité, la rigueur et la célérité requises.
C’est à cette séquence, qui se répète comme un bégaiement de l’Histoire, que nous assistons, tout aussi impuissants nous-mêmes, à chaque fois que le président Saïed reçoit «sa» ministre de la Justice pour reprendre en sa présence sa litanie sur le rôle de la justice.
Comment sortir de ce cercle vicieux où les juges ripoux, non contents d’avoir échappé à la purge post-révolution de 2011, continuent d’enfermer douze millions de leurs concitoyens?
La question doit être reformulée plus justement ainsi : comment sortir de ce cercle vicieux… tout en restant dans les limites de ce que permet une démocratie digne de ce nom, c’est-à-dire sans prendre des libertés avec la sacro-sainte règle de la séparation des pouvoirs ? La réponse est peut-être dans la question…
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