Je ne voudrais point du «Peuple qui veut» !

Ce ne sera pas un papier sur le civisme, premier pilier de la démocratie. Je n’étalerai pas mes profondes connaissances sur la sociologie de la délinquance ou de la criminalité en Tunisie. Mais je vais relater des faits vécus dans ce pays qui est le mien…

Par Helal Jelali *

Résident en France depuis 1974 et ancien rédacteur en chef à RFI, en 2006, je confie 100 000 euros à un parent pour construire une maison dans une zone rurale perdue dans les environs de Sidi-Bouzid. Je me suis engagé, par ailleurs, à prendre en charge tous les frais de scolarité, avec les cours du soir, de ses 3 enfants pendant 4 ans. La maison construite, et le verdict de 3 experts en bâtiment tombent : il n’avait dépensé que 47 000 euros.

En 2015, je fais un séjour de 15 jours pendant le ramadan à Sidi Bouzid. Le bruit  court dans la ville que je ne jeûne pas. Ce qui est vrai, pour la simple raison que je souffre de tension artérielle  instable (TAI) et, en 2010, j’avais été victime d’un infarctus du myocarde. Me voilà attaqué par une foule de personnes pour un lynchage en règle. J’avais réussi à détourner une main tenant une paire de ciseaux agricole – 50 cm de longueur – pointée à 5 cm de ma poitrine. La foule me courait après, j’ai réussi à  la semer en entrant dans une maison appartenant à une famille que je ne connaissais pas.

Haine sournoise l’émigré 

De retour à Paris, ma valise est introuvable… Pas la peine de dire plus…

Retraité depuis 2016 avec des longs séjours dans ma maison à  Sidi Bouzid, je vous épargne les pannes programmées de la pompe du puits… les dépanneurs voudraient devenir des salariés  mensualisés. Sans compter que, pendant mes absences, la maison avec gardien la nuit, a été  cambriolée 5 fois, et je garde jusqu’à aujourd’hui les traces des infractions. Et sur le mur extérieur de la maison,  long de 50 mètres : c’est écrit en arabe en grande lettre : «les chambres  sont vides».

Les chambres sont vides, lit-on sur le mur extérieur de la maison : avis aux voleurs !

Première tasse de café en 2016: des universitaires me saluent avec une phrase inique: «Alors la France t’a envoyé pour nous espionner»… Je réponds avec un humour british : «Quand vous ronfler la nuit dans votre lit, il y a des satellites occidentaux qui enregistrent vos ronflements… ils n’ont plus besoin  de moi.»

La semaine dernière, j’avais un rendez-vous avec le directeur d’une agence bancaire pour une requête sur une erreur dans mon compte. L’agent de sécurité m’accueille et me dirige vers le bureau du directeur. Les personnes qui faisaient la queue pour les opérations courantes m’accueillent à la sortie par des insultes. Même mon grand père en a pris pour son compte dans sa tombe: il s’agit de Sidi Youssef, fils de Sidi Ali Sayeh (Zaouïa de Sidi  Ali Sayeh, située à 1 Km du centre-ville), vénéré dans la région.

Interpellé par des inconnus plusieurs fois : «Pourquoi portez-vous un chapeau de juif ?» Non mes «feutres» sont british, ils atténuent la tenson du nerf oculaire mieux que les lunettes. Crypto-gauchiste du XIXe siècle, j’ai une affection particulière pour ces «feutres» popularisés par les premiers ouvriers qui avaient obtenu un jour férié, le dimanche, une occasion pour eux pour se saper.

Tu vas crever ici

Je ne vais jamais dans les cafés, mardi soir, inquiet et insomniaque à la préparation d’une lourde opération sur la colonne vertébrale, je me pointe dans un café – solitaire comme d’habitude-. Le patron du café m’interpelle à haute voix et violemment : «Tu nous méprises, tu n’adresses la parole à personne, tu te prends pour qui ? D’accord, tu as fait le tour du monde mais tu vas crever ici…» Abasourdi, choqué, abattu. Mais dans mon métier, on apprend le sens de la réplique et je lui réponds du tic au tac et sans prendre de gants : «Je suis taciturne avec les violents et les illettrés.» Et voilà que le monsieur voulait «me casser la gueule». Une scène d’une violence inouïe qui avait duré 15 minutes avec des clients qui le retenaient jusqu’à 150 mètres du café.

«Vous étiez des voyous, et la France vous a donné l’argent pour nous narguer», m’avait dit un vieux qui faisait la queue devant le guichet de la poste. Un vieux que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam.

Monsieur le président de la république, vous trouverez sûrement, dans les archives du Palais de Carthage, une lettre adressée à votre prédécesseur. Dans cette adresse de 2014, j’attirais l’attention du défunt Béji Caïd Essebsi, sur les retraités immigrés qui étaient revenus «au bled»... et qui au bout de trois ou quatre années, ils avaient refait leurs valises, la tristesse au ventre, pour revenir et peut-être mourir et être inhumé «là-bas». Ils seraient aujourd’hui quelques milliers.

Au Maroc, 200 000 retraités français de souche ont élu domicile.

Au mois de juin dernier, j’ai dîné à Paris avec quatre journalistes tunisiens retraités, des personnes qui avaient brillés dans des médias européens. Ils ne viennent même plus passer leurs vacances en Tunisie…

Certes, ce ne sont là que des faits divers qui peuvent se passer partout.

Non, je n’ai point le courage de vous raconter ma mésaventure dans un hôtel 4*** où j’avais invité un ancien ministre du Tourisme pour qu’il goûte une nouvelle recette de couscous sauce ketchup, carottes crues et 50 grammes de viande.

Refaire mes valises

Le civisme ne se décrète pas par des discours moralisateurs. Le civisme et la conscience politique se construisent par une pédagogie sociale à laquelle l’Etat, les partis politiques et les corps intermédiaires avaient renoncé depuis belle lurette. Sans compter les ministères de l’Education nationale et de la Culture. Combien d’enfants a une activité parascolaire, matrice du «vivre ensemble» ?

Personne ne parle de la violence sociale, des incivilités qui avaient explosé dans ce pays, de la délinquance routière et de l’alcoolisme qui ravagent les zones rurales… Ce sont aussi des défis importants dans les prochaines décennies et c’est une responsabilité hautement politique.

Au début des années 1990, j’avais invité, pour quelques jours, le poète Ouled Ahmed, natif comme moi de Sidi Bouzid. Après un dîner arrosé, il m’a confié qu’il a écrit des poèmes très patriotiques, mais en fait, a-t-il précisé, «mon pays est devenu mon ennemi» («baladi âdouwi»). A nuancer, ce n’est pas lui qui était devenu l’ennemi de son pays… Lucide, je lui répondis: «Là, tu cesses d’être Ouled Ahmed… et tu prendrais, peut-être, le chemin du grand Arthur Rimbaud

Âgé et fatigué, il me reste un beau rêve: refaire mes valises.

* Journaliste retraité.

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