Le droit à l’avortement est menacé, y compris aux Etats-Unis

D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 47 000 femmes décèdent chaque année dans le monde à la suite d’un avortement non médicalisé, un acte supposé sans danger. Pourtant, le droit à l’avortement, acquis de haute lutte par les femmes, est menacé dans beaucoup de pays du monde, y compris aux Etats-Unis et en Europe, bastions de la libération des femmes. Vigilance mesdames, messieurs !

Par Mohsen Redissi *  

Samuel Alito, juge de la Cour suprême américaine, a fustigé les dirigeants étrangers qui ont osé critiquer la décision de la Cour, en juin dernier, qui a mis fin aux jours du quatorzième amendement Roe c. Wade. Un amendement de 1973 qui offrait le droit aux femmes vivant sur le sol américain de disposer de leur corps.

Cet avis renie un demi-siècle de protection fédérale. Dans son esprit et dans son jugement décidé par 5 voix contre 4, le juge Alito considère que l’avortement n’est pas du ressort de la Cour suprême; une erreur d’appréciation au départ de faire traiter une banale affaire interne par la Cour. La procréation est du ressort des Etats de l’Union, chacun selon le désir de ses lobbys, chacun selon ses besoins.

Depuis la décision de la Cour pas moins de treize Etats ont rendu illégal l’avortement sur leur sol.

Des propos tenus à Rome à l’Université Notre Dame sur la liberté religieuse devant un parterre de nonnes qui n’ont connu de leur féminité que leur menstruation et d’hommes d’église et de religieux qui n’ont connu Dieu qu’après des années d’errements. Une assistance acquise d’office à sa cause et à la théorie qu’il préconise.

Le juge Alito dans sa divine bonté a justifié son arrêt sur l’avortement par les dispositions des lois américaines à encourager et à faciliter l’adoption. Femmes faites-vous engraisser, allez jusqu’à terme et abandonnez vos rejetons. Telle est la nouvelle devise de la haute Cour selon lui. Orgueilleux et fier d’être le premier juge fédéral à avoir suscité un remous général de par le monde par son arrêt. Son avis contre l’avortement marquera à jamais les annales de sa Cour.

Taches de sang

Plusieurs Etats de l’Union n’ont pas attendu le jugement dernier pour réviser leur législation. La version fuitée trois mois auparavant est leur zygote d’inspiration. Certains ont réaffirmé leur entière adhésion au quatorzième amendement en devenant des sanctuaires pour les femmes souhaitant se débarrasser d’un fœtus lourd à porter; d’autres ont interdit tout acte médical sur une femme enceinte sur leur territoire et ont menacé les obstétriciens de poursuites judiciaires s’ils violent la nouvelle législation. Ces Etats ont refusé également aux femmes le droit de se rendre dans un Etat proche violant ainsi leurs droits civiques; ils se sont permis de choisir à la place de leur population. Les hommes ne doivent baisser leur pantalon que pour procréer.

Le président américain a été le premier à réagir aussitôt le verdict rendu public. Il a accusé la Cour suprême de vouloir entraîner le pays dans une spirale de violence et qu’il fera tout pour protéger l’accès à la contraception. Il vient de signer un nouveau décret, le deuxième en un mois, dans lequel il donne l’ordre au ministère de la Santé et des Services sociaux de travailler de concert avec tous les autres États. Le gouvernement fédéral protège la femme enceinte et prend à sa charge les frais de voyage des femmes désireuses de se faire avorter. La législation fédérale reste toujours en vigueur. Le président sait en son for intérieur qu’il n’a aucun moyen d’arrêter l’avancée de la perte des femmes de leur droit; les Etats sont la source de la législation.

Même le secrétaire d’État est sorti de son droit de réserve. Selon lui, la décision d’annuler Roe c. Wade soulève des questions et des préoccupations dans le monde et au sein du personnel de son département. Il s’engage à faire progresser les droits en matière de procréation. Son département offrira à tous les employés l’accès aux services de santé reproductive où qu’ils vivent.

Les ministères de la Santé et des Services sociaux, celui du Trésor et celui du Travail ont envoyé de nouvelles directives aux assurances maladie. La loi fédérale les oblige à couvrir toute forme de contrôle de naissance. Tout manquement sera poursuivi.

L’effet domino

L’Europe est la première à être inquiétée, une Europe affaiblie, divisée et désemparée par la guerre qui se déroule sur son sol cette fois-ci. Des associations américaines anti-avortement immensément riches et influentes, installées à Bruxelles, Genève et Vienne, profitent de ces différends idéologiques. Elles sont en train de pousser les mouvements religieux européens à s’aligner à leur politique anti-avortement. Le tiers-monde n’est pas épargné.

Le vieux continent est pris de panique. Son bas-ventre ressent des  secousses. Le Danemark, réputé pionnier en la matière, voit sa loi de 1973 autorisant une IVG libre et gratuite remise en cause. Le débat dans les pays nordiques tourne autour du prolongement du seuil de douze semaines de grossesse à quatorze, quitte à vingt-quatre semaines pour apaiser les esprits. Dans certains pays toute intervention au-delà du délai est punie par la loi, considérée comme un infanticide. Les associations américaines sont à l’affût, la moindre violation sera portée devant les juridictions nationales ou devant la Cour européenne des droits de l’homme pour semer la zizanie et toucher le grand public. 

En Espagne, où l’avortement est légal, des médecins objecteurs de conscience en entravent l’accès. Seules 15% des interventions sont pratiquées dans les hôpitaux publics pour causes de malformation ou risque mental pour la mère, le reste des femmes sont renvoyées vers les cliniques privées.

La France vient de prendre les devants. La Chambre des députés a adopté au mois de février une loi qui renforce le droit à l’avortement en donnant plus de chance aux femmes à la réflexion et à la prise de décision. Le délai légal est désormais porté à quatorze semaines au lieu de douze.

Dans l’Etat d’Odisha en Inde, le gouvernement de la province a adopté des mesures innovatrices pour inciter les mariés à suivre un nouveau programme de planning familial. Désormais dans la dote figure une trousse de contraceptifs. Une grande avancée dans les esprits traditionalistes et dans la façon de concevoir les rapports conjugaux.

D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 47 000 femmes décèdent chaque année dans le monde à la suite d’un avortement non médicalisé, un acte supposé sans danger.

Une Cour en perte d’estime

Des sénateurs démocrates ont introduit un projet de loi visant à réduire le pouvoir d’interprétation des droits constitutionnels et des lois fédérales par la Cour suprême. Ce projet dote également le Congrès du pouvoir de contrecarrer les décisions controversées de la cour.

Pour la grande majorité l’annulation du droit à l’avortement s’inscrit dans un mouvement de recul. Le capital confiance de la Cour ne cesse de s’effriter; les Américains sentent de la gêne envers les attitudes inconsidérées ces dernières années de leur institution de référence. Autrefois vénérée, elle devient objet de ridicule, la réformer est la solution pour beaucoup d’entre eux. Selon un sondage Gallup réalisé au début du mois d’août un quart seulement des Américains ont confiance dans la Haute Cour.

Le grand perdant de cette bataille juridique autour de l’embryon est le juge Clarence Thomas de la Cour suprême. D’après le porte-parole de la George Washington University, le juge a décidé de sa propre initiative de mettre fin à un contrat qui le lie avec ladite université. Il y enseigne le droit constitutionnel depuis 2011.

Au mois de juillet, un collectif aurait fourni une pétition de plus de 11 000 signatures visant à démettre le juge Thomas de son poste de professeur. Son rôle dans la décision d’annuler le droit à l’avortement en est la cause. La direction de l’université a ignoré la plainte et a classé l’affaire.

Pour éviter toute surprise, le gouvernement américain a renforcé la sécurité devant les résidences des juges qui ont voté pour l’arrêt de Roe. Une foule furieuse veut incendier leur demeure et poursuivre les juges pour parjure. Ils ont menti dans l’exercice de leur fonction. Ils ont juré sur la bible de défendre la Constitution des Etats-Unis mais l’annulation du 14 amendement est le résultat d’une ligue conservatrice qui a mainmise sur la Cour. Le vote reflète leur conviction religieuse ou idéologique et en rien l’ouverture d’esprit de Wade c. Roe.

Au nom du fœtus, je vous…

L’ombre de l’annulation du droit à l’avortement rode sur tout le territoire américain. Aucun Etat n’est épargné. La nouvelle carte de l’avortement se dessine dans une Amérique désunie aggravant l’accès aux soins de santé reproductive des couches sociales mal représentées. La fracture hospitalière est profonde entre les Etats. C’est un fait.

Les Etats les plus rigoristes définissent le fœtus comme un être viable; l’avortement est perçu comme un meurtre. De nombreuses cliniques dans divers Etats ont été contraintes de fermer de peur des représailles ou de poursuites judiciaires contre le personnel de santé. La femme risque la prison si elle ment sur l’origine de l’enfant en elle. Prise de court, elle prétexte souvent le viol ou des rapports incestueux.

Misère et maltraitance est le calvaire quotidien des femmes de couleur et celles issues des classes défavorisées; deux catégories victimes déjà de discrimination. Un anglais approximatif leur fait perdre un temps précieux pour se faire diagnostiquer avant l’intervention. Elles perdent souvent l’être dans le ventre à cause de l’hésitation. Le personnel médical est devenu en général soupçonneux. La violation de l’interdit de leur Etat est passible de prison.

Un bras de fer s’est installé de facto entre le pouvoir central et les Etats anti-avortement. Des sénateurs des deux camps, démocrates et républicains, veulent faire de l’avortement une loi fédérale. Ils cherchent à empêcher les Etats de l’Union d’imposer davantage de restrictions sur les femmes. Rien n’est garanti et aucune alliance n’est possible et aucun Etat n’est à l’abri. Un changement de législature peut faire basculer un Etat dans le camp adverse.

L’avortement un enjeu politique et électoral

Aucun des protagonistes n’aurait osé imaginer l’ampleur des dégâts causés par l’annulation du droit à l’avortement. Sa révocation pourrait renvoyer les Etats-Unis au début du siècle dernier quand l’avortement s’opérait dans la clandestinité.

L’interruption d’une gestation est devenue sous l’effet de cette effervescence nationale l’une des principales préoccupations des jeunes électeurs. Beaucoup la considèrent comme le premier facteur qui les pousse à aller voter lors des prochaines élections. 8% des Américains placent l’avortement à la quatrième place de leur priorité. C’est le problème le plus important auquel doit faire face le pays entier.

Les employés du géant Google ont signé une pétition demandant à leur patron de suspendre leurs dons aux comités de soutien aux politiciens. L’argent reçu a alimenté le circuit des juges qui a annulé Roe. Depuis la décision de la Cour suprême, Google a annoncé la suppression automatique des données de géo-localisation des visiteurs, même virtuels, des centres pratiquant l’IVG.

Le Comité de l’Onu pour l’élimination des discriminations raciales considère la décision comme une grave erreur. Elle va affecter les minorités et les familles à bas revenus. Il a demandé au gouvernement américain de garantir un accès sûr et légal à l’IVG pour toutes les femmes sans distinction aucune. Pour le Comité le personnel de santé doit être protégé et le voyage des femmes vers un Etat où l’IVG est légale doit être facilité.

L’Agence américaine de protection des consommateurs a assigné en justice fin août la société Kochava, spécialisée dans la collecte de données d’applications mobiles. Elle est accusée notamment de faciliter l’identification de femmes s’étant rendues dans des cliniques ou des centres spécialisés pratiquant l’IVG.

La collecte de toutes ces données de toute sorte peut donner une idée sur la gravité de la situation et aider à évaluer l’impact de cette crise sur la santé reproductive de la femme vivant sur le sol américain. Les Etats feront-ils bon ou mauvais usage ? Autant de passion pour savoir qui se réserve le droit de couper le cordon ombilical : après la naissance ou jamais avant? Cette bataille fera rage aux prochaines élections sénatoriales et présidentielles.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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