‘‘Les versets de Chiraz’’: de la prédication violente à la religion pacifiste

Si tant est que toute religion à sa naissance est une hérésie sectaire, celle du Bab, fondée en Iran entre 1844 et 1849 en constitue bien une et par excellence, elle dont, pour avoir conduit des soulèvements armés et des attentats terroristes, le fondateur et les fidèles finirent exterminés par les soldats du chah iranien, sans renier leurs convictions. (Illustration: communauté des Baha’is aux Etats-Unis).

Par Dr Mounir Hanablia *

Cette religion allait curieusement faire florès en Occident sous le nom de foi Baha’i. Le livre intitulé ‘‘Les versets de Chiraz’’ (en arabe) en présente les textes fondateurs qui révèlent le cheminement d’un groupe messianique chiite nommé Cheikhia dont l’un des membres finit par prétendre être le précurseur, le Bab (porte) de l’Imam des derniers jours en qui la croyance constitue la pierre angulaire du chiisme duodécimain, la religion d’Etat en Iran.

Constitution d’une nouvelle communauté élue

On peut parler de plusieurs phases dans la prédication qui fut la sienne. La première, celle de la différenciation, voit la constitution d’un corpus proprement coranique autant dans la forme, par l’usage incessant d’un vocabulaire issu du Coran, que dans le fond, celui de la foi en un nouvel apostolat dont la conséquence est la constitution d’une nouvelle communauté élue, celle des croyants, leurs ennemis étant les hérétiques ou les incroyants. Le discours polémique qui en résulte reprend exactement les mêmes arguments que le Coran utilise contre les incroyants, et le retourne contre les musulmans, qui pour ne pas croire à la nouvelle prédication, sont qualifiés de suppôts de Satan passibles de l’enfer éternel.

La seconde phase est celle du djihad contre les incroyants, autrement dit de la confrontation militaire contre l’Etat, et qui est certainement contemporaine de la constitution d’un réduit Babi dans une région montagneuse de climat tropical d’accès difficile, le Mazandéran, premier pas vers la conquête armée du pays.

On peut dire que ces deux phases correspondent à celles mecquoise et médinoise du Coran. Néanmoins sur le plan scripturaire, il existe quelques ruptures par rapport au récit coranique, avec 1- l’évocation constante de l’histoire du prophète Youssef trahi par ses frères et qui connut un destin brillant; 2- les exhortations multiples adressées à sa disciple, la poétesse Qurrat Al Ayn, qu’il n’a connue que par correspondance et qui semble exercer sur lui une véritable fascination; 3- le légitimisme chiite qui transparaît dans le rappel du sort tragique de l’imam Hussein et de sa famille; et 4- l’usage d’un discours ésotérique rappelant que seul le Bab, doué d’attributs divins, peut déchiffrer le sens caché du Coran.

La troisième phase, celle du bayane (clarification), qui constitue une rupture radicale avec le réformisme chiite, et en abrogeant les commandements coraniques ou en en interprétant les versets d’une manière allégorique, crée une religion radicalement différente et distincte avec un calendrier qui fait la part belle au Norouz, le nouvel an iranien, des normes, des rites, des règles, des croyances, qui lui soient propres.

Abdu’l-Bahá à Haïfa, en Palestine, en mars 1921.

Nouvelle religion en phase avec le monde moderne

Le Bab ne sera pas un nouvel Agha Khan, mais une manifestation divine fondatrice d’une nouvelle religion qui se met en phase avec les normes du monde moderne. Celles-ci supplantent brutalement l’univers mental coranique et biblique anachronique au sein duquel la nouvelle communauté évoluait jusque-là. Et il ne manquait pas d’inspiration; ainsi les six jours de la création égalent-ils dans son décompte 300 000 années, ce qui correspond à peu près au délai entre le big bang et l’apparition de la lumière.

De nouvelles règles comportementales et sociales sont aussi instaurées. Toute brutalité est désormais interdite; les femmes ne sont plus voilées; les contacts entre les deux sexes permis; l’aspect vestimentaire extérieur est valorisé; les châtiments corporels sont remplacés par des taxes et des amendes; les prières collectives abolies et la religion dès lors se sécularise en devenant affaire personnelle de foi.

Un certain rigorisme séquellaire considère comme illicites le jeu des échecs, les loisirs, mais la consommation de la drogue, du tabac, de l’alcool, de toutes les substances entraînant accoutumance ou possédant des effets psychogènes, est interdite.

Maison universelle de Justice Bahaie, au mont Carmel, Haifa, Israël.

De l’imamat chiite à la religion séculière

La voie de la réforme n’est néanmoins pas fermée puisque le Bab annonce la venue de celui que Dieu révèlera après lui, une prédiction lourde de conséquences à laquelle les Baha’is mettront un terme en instaurant la direction collégiale appelée «Maison de justice» et dirigée par ceux qu’on appellera «les mains de la cause».

Comment le Bab a-t-il franchi le pas qui le mena de l’imamat chiite vers la religion séculière moderne, pacifique et tolérante ?

C’est que le messianisme est en lui-même potentiellement révolutionnaire et l’Histoire de l’Iran est riche en prophètes à l’instar de Zoroastre ou Mani. L’idée chiite du Mehdi est en elle-même iranienne, étant le pendant musulman du Saosyan. Les ennemis (Iraniens chiites) du mouvement ont parlé d’influences ou d’interférences russes et anglaises.

Quant aux choix radicaux de ses propres disciples menés par Qurrat Al Ayn et entérinés par le Bab, il demeure assez difficile d’admettre que des militants résolus qui ont été capables de prendre le maquis et de se battre ou de perpétrer des attentats pour instaurer un nouveau type de société soient devenus en un tournemain des pacifistes convaincus.

Contrairement à ce qu’ont avancé Edward Granville Browne et Arthur de Gobineau, des orientalistes qui se sont intéressés aux événements d’Iran quand ils n’en furent pas les témoins directs, le Bab et sa communauté sont devenus pacifistes par nécessité après avoir échoué dans la réalisation de leur objectif principal, le renversement de l’Etat.

Maison d’adoration baha’ie à Wilmette, Illinois, Etats-Unis.

Quoiqu’il en soit, l’histoire de ce prédicateur qui a fini par se considérer comme une manifestation de Dieu confirme une fois encore combien le cheminement d’une idée peut obéir à des considérations et des circonstances aléatoires. Et au-delà, elle constitue un cas d’étude sur la construction du mythe aux fondements de l’ordre qui prévaut dans toute communauté humaine.

* Médecin de libre pratique.

‘‘Les versets de Chiraz : les textes fondateurs du mouvement baha’i’’

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