L’actuel marasme économique tunisien baigne sur les vagues d’eaux troubles et boueuses d’une ambiance délétère dominée par des rhétoriques complotistes et conspirationnistes. Des rhétoriques clivantes, négatives et divisives pour le peuple tunisien. C’est la logique du diviser pour régner ! Les élites politiques doivent donner l’exemple, et surtout éviter d’incarner le contre-exemple!
Par Moktar Lamari *
Les politiciens tunisiens de tout acabit sont à couteau tiré, tous contre tous! Ils sont accusatoires, vulgaires et cyniques, prêts à tout faire pour incriminer et accuser les autres, pour se dédouaner eux-mêmes et se laver les mains de leur propre échec et mal-gouvernance du pays. C’est faire de la petite politique politicienne.
Est-ce cela la démocratie made in Tunisia? Est-ce cela le Printemps arabe? Est-ce cela l’engagement en politique?
Ambiance délétère!
Les politiciens et élites répètent en boucle «ce n’est pas ma faute, c’est celle des autres, ces traîtres, ces voleurs, ces spéculateurs, ces corrompus qui sont responsables des pénuries, misères et effondrement de l’Etat tunisien…».
C’est leur façon de faire la politique, c’est leur façon de ruiner la Tunisie, les deux doigts dans le nez!
Une rhétorique populiste, plus souvent qu’autrement, sans faire appel à des évaluations objectives, sans démonstrations et sans preuves tangibles, hors de tout doute.
Son excellence le président Kaïs Saïed est passé maître en la matière, en répétant en boucle: «Ce n’est pas moi, ce sont les autres»!
Pourtant il est président depuis presque 4 ans, et alors qu’il a tous les pouvoirs en main depuis deux ans. L’Etat c’est lui !
Mais Kaïs Saïed n’est pas le seul, loin s’en faut. Le recours au complotisme et à la conspiration est désormais un sport national, pratiqué par tous les partis et un grand nombre de politiciens, de médias et d’élites corrompues.
Et même les économistes de ces médias populistes ne font pas exception, les preuves économétriques ne font pas partie de leurs valeurs, de leur culture et boites à outils. On n’a pas honte de se tromper, ou de dire la chose et son contraire, la même semaine!
Au lieu de prôner l’exemplarité on incarne le président le contre-exemple, pour s’accrocher au pouvoir et pour ne rien changer. Et on ne s’étonnera pas de voir ses protagonistes lui rendre la monnaie de sa pièce!
L’économie en ruine…
Commençons par le consensus au sujet de ces constats.
C’est vrai que la Tunisie est ruinée, techniquement insolvable et incapable de financer l’Etat sans dette toxique. Mais, où sont les responsables? On ne veut pas gratter et se commettre, et ceux qui osent s’exprimer vont dire : ce n’est pas moi, c’est les autres, les traîtres, les spéculateurs. Aucun ne fait son mea culpa!
Les désaccords commencent dès qu’on commence à pointer les responsabilités, ou les solutions douloureuses et impopulaires requises pour sortir du statu quo et pour redresser la barque!
Les résultats sont là pour dire qu’ensemble, les politiciens et les élites (au pouvoir, ou dans l’opposition), de l’ère post 2011, ont surendetté le pays, paupérisé la population et creusé tous les déficits macroéconomiques.
Pour preuve, la Tunisie est à genoux, son trésor public sous perfusion par la dette toxique, par des dons alimentaires de survie et autres humiliations implicites. Ses ministres quêtent et quémandent à longueur de journée, les prêts et les subventions. Un esprit d’assisté et de mendicité anime l’Etat de fond en comble ! Et ils appellent cela de la coopération …
Face à cette situation délictueuse, les politiciens au pouvoir ou ayant été au pouvoir font feu de tout bois, ils improvisent des pseudos preuves pour accuser les autres, au lieu de faire leur mea-culpa, respirer profondément et demander pardon au peuple tunisien en reconnaissant leur responsabilité?
La théorie de la conspiration et du complot permet aux décideurs tunisiens de l’ère post-2011 de se dédouaner, s’en laver les mains et jeter l’odieux sur les autres, ces traîtres, ces spéculateurs, ces incompétents, ces voyous…
Ces politiciens populistes veulent trouver des bribes de preuves et les contorsionner pour convaincre les gens.
Des électeurs bernés, une opinion fataliste
En face, une opinion publique faite de 2 millions d’analphabètes, 3 millions de dyscalculiques ou dyslexiques incapables de distinguer entre millions et milliards de dinars, et 5 millions qui n’ont pas lu un seul livre durant les cinq dernières années.
Étant ce qu’elle est, l’opinion publique tunisienne n’a pas les défenses requises pour se prémunir contre ces discours fondés sur la conspiration et le complotisme. Sans esprit critique et sans méfiance, l’électeur médian ne peut distinguer facilement le vrai du faux! Et cela se constate dans les votes et les dynamiques électorales.
Il faut dire que le discours complotiste et conspirationniste trouve des adeptes dans ces médias poubelles, qui leur réservent tout l’espace médiatique sollicité, selon le principe du donnant-donnant.
Les médias et leurs économistes improvisés font le relais n’arrivant pas à produire les données probantes, fiables qui permettent de pointer hors de tout doute les responsabilités. Les médias cherchent l’audimat pour vendre les emblèmes des multinationales des grandes enseignes.
Le gouvernement comme la Banque centrale jouent le statu quo, l’opacité, en l’absence d’un minimum de la culture de l’évaluation des politiques publiques par des méthodes scientifiques n’a pas encore trouvé son chemin en Tunisie.
Profitant de ce flou, beaucoup de politiciens arrivent et se maintiennent au pouvoir grâce à des slogans et des discours fondés sur la conspiration et le complotisme populiste.
Le complotisme et la conspiration sont néfastes pour la confiance collective, et dévastateurs pour la sérénité démocratique permettant la stabilité des sociétés.
Nancy L. Rosenblum de l’Université de Harvard et Russell Muirhead du Dartmouth College ont récemment coécrit un récent livre intitulé The New Conspiracism and the Assault on Democracy.
Le complotisme sans théorie
Bien que les théories du complot aient toujours existé, ce livre montre qu’aujourd’hui elles sont différentes et plus dangereuses, on ne cherche plus des théories de complot, on développe un discours fondé sur le complotisme sans théorie.
Jadis on parlait des théories de complot. Pas besoin de théorie, les nouveaux complotistes deviennent des grossistes de la grossièreté. Ils livrent en gros, à la va-vite, à longueur de journée, et on raconte toutes les histoires horribles pour accuser les autres, à chaque fois qu’on échoue à faire face à une situation où à solutionner un problème de gouvernance. Et ces histoires trouvent preneurs, pour les gober!
Ces élites s’exonèrent de preuves et d’explications. Leurs accusations prennent la forme d’une simple affirmation, point à la ligne. On ne dit pas plus, on ne répond pas aux questions!
C’est suffisant pour ameuter des foules et allumer la fureur populaire, pour délégitimer l’opposition politique, aligner les forces armées et bafouer les institutions, les unes après les autres.
L’exemplarité bafouée
En Tunisie, on patauge en plein dans système de gouvernance fondé sur le complot et la conspiration.
Au pouvoir, comme dans les médias ou dans l’opposition politique ou syndicaliste, on joue le jeu de la conspiration et on en ajoute pour mousser l’audimat et élargir ses pouvoirs et son influence de manière égoïste, souvent machiavélique. Mais monétairement rentable.
Même si ces discours sont tirés par les cheveux et ne tiennent pas la route. Immaturité, analphabétisme et naïveté concourent à cette situation maléfique qui secoue la Tunisie et ruine les espoirs de ses jeunes, plus éduqués, plus ambitieux et moins perméables à la rhétorique verbeuse et souvent mensongère des élites politiques qui opèrent dans les différentes articulations de l’Etat, du pouvoir exécutif jusqu’au pouvoir judiciaire, passant par le pouvoir monétaire et financier.
On veut faire croire que ce sont les spéculateurs, les traîtres, les voleurs qui sont responsables des pénuries, du chômage, de la dette.
On accuse les autres, mais personne ne peut prouver ou condamner ces… voleurs, ces traîtres… faute de preuves et hors de tout doute raisonnable.
Les médias sociaux amplifient la conspiration
Les médias jouent le jeu. Les médias classiques comme les médias 2.0, plus modernes et plus accessibles opérant en ligne et amplifient les bulles.
Dans ces nouveaux médias, n’importe qui peut dire n’importe quoi à tout le monde instantanément et gratuitement. Et parce que la validation des revendications du complot prend la forme d’une répétition et d’un assentiment, même les «j’aime» et les «retweets» les plus occasionnels donnent autorité à des accusations insensées et destructrices («beaucoup de gens disent»).
Ces dernières semaines, le fléau se corse. Les effets politiques de ce changement et l’une des premières choses que nous voyons est la propagation d’une forme de conspiration politiquement maligne sans un minimum de bon sens, sans un minimum d’ancrage théorique.
La même technologie fait des ravages en Tunisie, diffusant des accusations telles que les «fake News» est aussi responsable. Dans d’autres pays, la même technologie augmente la productivité et renforce les réseaux sociaux et la confiance liée.
Les représentants politiques et les citoyens qui saisissent les effets du conspirationnisme.
Personne n’a encore compris comment le faire, à moins d’une certaine forme de censure publique ou d’entreprise d’entrepreneurs conspirationnistes flagrants et néfastes pour le progrès social et la prospérité économique.
Les incertitudes n’arrangent rien
Il y a beaucoup de théories du complot à gauche – centrées sur l’argent noir, la finance, les machinations secrètes des capitalistes, de l’armée, etc.
Mais la nouvelle conspiration sans théorie ni preuve tangible vient principalement de la droite. C’est en partie parce qu’il vise l’État régulateur et les experts accrédités (économistes, populistes, etc.), et s’aligne donc sur l’antigouvernementalisme absolutiste ainsi qu’avec ceux qui considèrent l’expertise comme intrinsèquement élitiste.
Mais nous ne voyons aucune raison pour que le nouveau conspirationnisme soit limité à un parti ou à un point du spectre politique. C’est une force puissante, avec la capacité d’animer la fureur populaire, de délégitimer l’opposition politique et de détourner les institutions gouvernementales. À moins qu’il ne soit déresponsabilisé en tant qu’outil politique, nous pourrions le voir plonger encore plus la Tunisie dans le marasme et les abimes liés.
La contre-force provient de l’autorité des institutions productrices de connaissances (c’est-à-dire des tribunaux, des organismes dotés d’experts, des universités, des centres de recherche) d’un côté, et du bon sens démocratique de l’autre.
Partout où la conspiration remodèle la vie publique, deux mesures préventives sont vitales : défendre l’intégrité des institutions productrices de connaissances et renforcer la confiance dans le ballast du bon sens.
La perméabilité aux discours complotistes et à la propagation des théories du complot est un des symptômes de notre incertitude croissante quant à l’endroit où se trouve réellement la menace.
On juge sans preuve, sans évaluation
Même si la conspiration et le discours complotisme deviennent une menace pour la démocratie et pour la liberté de par le monde, la malignité abonde, et toutes les dégradations de la démocratie ne vont pas de pair. Le nouveau conspirationnisme est plus qu’une simple ramification ou un épiphénomène d’autres forces telles que l’autoritarisme ou le populisme conventionnel.
Une fois qu’il a pris pied dans la vie publique, la conspiration devient une arme mortelle, une force indépendante et dévastatrice.
Même là où les théories classiques du complot abondent, il y a peu de preuves, tout est bâti sur des affirmations peu démontrables, des fabulations qui caractérisent le nouveau conspirationnisme.
Mais il y a des raisons de penser que cela va changer. Et le pouvoir de la conspiration en politique est amplifié, lorsque les partis politiques et les autres institutions sont affaiblis et en désarroi. Parce que tous ces facteurs sont en jeu, il est peu probable que le nouveau conspirationnisme soit contenu en Tunisie, sans un regain d’intérêt pour l’évaluation des politiques publiques, la mesure des résultats, avec à la clef et traçabilité, imputabilité et mea-culpa.
* Economiste universitaire au Canada.
Blog de l’auteur. Economics for Tunisia, E4T.
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