A un moment donné, il faut arrêter de se mentir : les Tunisiens n’ont jamais revendiqué la démocratie et la liberté d’expression. En réalité, ce sont les revendications d’une élite qui ne pèse pas grand-chose dans ce pays.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Le Tunisien moyen veut juste du travail et améliorer ses conditions matérielles. Il ne conçoit la politique que guidée par ses intérêts immédiats et personnels. Etant d’un profond conformisme et ayant une certaine aversion pour les libertés et les grandes gueules, les fondements philosophiques de la démocratie et de la liberté d’expression peuvent rapidement lui devenir insupportables.
Une petite élite éclairée a essayé de poser les premiers jalons d’une société démocratique, mais la structure mentale des Tunisiens y est profondément hostile. L’exercice vient d’atteindre ses limites. Ce simulacre démocratique ne pouvait durer indéfiniment. Nous sommes en train d’assister à un retour au naturel des choses et c’est ce qui nous plonge dans un profond mal-être. On me reprochera d’être essentialiste, mais ce n’est pas grave.
Archaïsme, conformisme et conservatisme
Le Tunisien a beau étudier depuis plus de 60 ans, côtoyer des gens issus de cultures différentes de la sienne et venant de pays plus démocratiques que le sien, il n’a toujours aucune conscience politique. Son esprit est toujours incapable d’abstraction; il ne voit toujours pas plus loin que le bout de son nez et ses émotions et aspirations sont toujours corrélées à des combinaisons d’instincts primaires.
Plutôt que de porter le fardeau de la responsabilité de l’avenir de ses enfants et des futures générations, il préfère le confier à l’«homme providentiel». Ce dernier doit toutefois partager le même éthos que le commun des Tunisiens. En d’autres termes, pour qu’il soit accepté par la grande majorité de la population et considéré comme le sauveur ultime; il doit être conservateur, pieux, projeter l’image d’un père fouettard, mais juste et soucieux du bien-être de ses enfants, et tenir un discours qui conforte la populace dans ses convictions et dans ce qu’elle a de plus archaïque, conformiste et rétrograde.
Ce qui se passe actuellement prouve que la démocratie est illustrée de façon nocive dans ce pays encore imprégné de féodalité. C’est la preuve qu’on ne peut imposer impunément une idéologie et des valeurs étrangères à un corps social différent des sociétés démocratiques auxquelles on se réfère, principalement occidentales. Il faut arrêter de se mentir ! En réalité, dans ce bled, il n’y a jamais eu d’adhésion à la démocratie et à la liberté d’expression, comme il n’y a jamais eu d’adhésion à la communauté nationale; les Tunisiens adhérant davantage à l’entité arabe et son corollaire l’islam qu’à l’Etat-nation.
La communauté contre l’individu
Les chantres de la démocratie peuvent dire ce qu’ils veulent, il y aura toujours un fossé entre les principes et la réalité. L’on ne peut rompre avec des traditions archaïques et hiérarchiques qui entravent le progrès depuis des siècles et casser les structures du tribalisme, lesquelles ne peuvent être contenues que par la force d’un régime autoritaire, au profit d’un simulacre de citoyenneté et d’une démocratie de façade. La démocratie ne saurait se limiter à ses seules formes délégataires, au multipartisme et au suffrage universel.
D’ailleurs, sous nos cieux, les élections sont à chaque fois un «sondage tribal grandeur nature». On ne vote pas pour des idées ou un programme, on vote pour les siens, quand on n’échange pas sa voix contre un petit billet de vingt, une carte téléphonique ou un service direct ou indirect. Aussi, il ne peut y avoir de démocratie en l’absence totale d’une conscience politique digne de ce nom. L’on ne peut faire triompher les principes de la démocratie, alors que tout a été construit sur une méconnaissance de la société tunisienne.
La France nous a apporté une idéologie universaliste qui ne s’applique pas à la société tunisienne parce que les Occidentaux sont, avant toutes choses, des individualistes. Et les Occidentaux sont devenus individualistes à la suite de diverses révolutions. Les sociétés occidentales se basent sur l’individu. Or, en dehors des pays occidentaux, les sociétés sont communautaires et hostiles aux différences quelles qu’elles soient.
Les règles de fonctionnement des sociétés individualistes ne s’appliquent pas chez nous. La greffe ne prend pas. La démocratie et la liberté d’expression demeureront des chimères et des rêveries aussi longtemps qu’elles continueront de générer d’importantes résistances culturelles et identitaires, aussi longtemps que les mentalités n’auront pas changé, somme toute. La liberté n’aura été qu’une brève parenthèse née d’une idée incompatible avec nos mœurs et nos habitudes.
* Universitaire.
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