La rhétorique anti-migration croissante en Europe et en Tunisie s’est traduite par des agressions violentes, des attaques verbales et des tragédies en mer dont sont victimes les migrants irréguliers. (Illustration : Aucun être humain n’est illégal, affirme cette pancarte brandie par une manifestante contre le racisme en Tunisie).
Par Ihsan Mejdi
Une mère et son bébé, ainsi que plusieurs jeunes hommes et enfants, ont quitté les côtes de Zarzis, en Tunisie, dans un petit bateau de pêche en septembre dernier. Mais ils n’atteignirent jamais l’Europe; comme beaucoup d’autres avant eux, leurs espoirs et leurs rêves se sont transformés en tragédie.
Pendant des années, les pêcheurs locaux ont découvert les restes de migrants subsahariens et nord-africains. Dans un cas, le corps sans vie d’une jeune fille qui avait été à la dérive pendant des jours a été identifié par son bracelet gravé.
Deux cimetières, surnommés le Jardin de l’Afrique et le Cimetière de l’inconnu, ont été créés à Zarzis pour offrir un lieu de repos aux corps non identifiés repêchés dans la mer Méditerranée.
Pourquoi resterais-je ici ?
L’anthropologue et chercheur en migration Ahmed Jemaa a dit que de nombreux migrants irréguliers tunisiens sont des individus dont les demandes de visa ont été rejetées : «Ils ne choisissent pas toujours de migrer sur des bateaux de pêche. Mais les procédures de visa ne leur laissent aucune option.»
Au cours de mon propre travail de terrain dans le sud de la Tunisie l’année dernière, j’ai parlé avec de nombreux jeunes et leurs familles. Certains de leurs proches avaient atteint l’Europe sur des bateaux, tandis que d’autres attendaient toujours. «Pourquoi resterais-je ici ? Regarde la ville… c’est vide, tous les jeunes sont partis», m’a dit l’un d’eux.
Le sociologue Khaled Tababi, spécialiste des migrations, m’a dit que pour l’Union européenne (UE), «la mobilité est un privilège et non un droit. Les frontières pour l’UE sont un outil de classification; ils les utilisent pour classer et exclure des personnes, et c’est le cas depuis les années 1990.»
La Tunisie et l’UE travaillent depuis longtemps sur la question migratoire. Le mois dernier, Giorgia Meloni, Premier ministre italien d’extrême droite, a été reçue par le président tunisien Kaïs Saïed à Tunis. Ils ont discuté de l’accord bloqué de la Tunisie avec le Fonds monétaire international (FMI), et Meloni s’est engagée à soutenir les secteurs prioritaires en Tunisie.
«Sécuriser» les frontières européennes
Une réunion ultérieure entre Meloni, Saïed, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a mis l’accent sur les cinq «piliers» de la coopération avec la Tunisie : le développement économique, l’investissement, l’énergie, la migration et les «contacts interpersonnels». Plus d’un milliard d’euros d’aide financière pourraient potentiellement être mobilisé, a déclaré von der Leyen.
Mais il est clair que pour l’UE, la situation économique est secondaire par rapport à son objectif premier de «sécuriser» les frontières européennes et de freiner l’afflux de migrants irréguliers en provenance d’Afrique du Nord.
Saïed, quant à lui, a déclaré que la Tunisie ne serait pas le garde-frontière de l’Europe. Tout cela suggère que la situation politique et socio-économique actuelle en Tunisie défie toute résolution simple ou classique.
À propos du partenariat promis entre la Tunisie et l’UE, Tababi a noté : «Cette rhétorique est ancienne. Tout partenariat avec l’UE sera inégal. Et pour l’UE, il s’agit de faire de la Tunisie sa frontière policière, ou au mieux d’en faire un pays tiers sûr»(traduire : susceptible d’accueillir les migrants renvoyés d’Europe, Ndlr).
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a déclaré à plusieurs reprises que la Tunisie n’était ni logistiquement ni juridiquement qualifiée pour être un pays tiers sûr. Dans ce contexte, les discours de haine et la xénophobie envers les migrants subsahariens se sont développés en Tunisie, alimentés par les politiques et le discours de l’UE sur les migrants.
Mercredi, les forces de sécurité tunisiennes ont expulsé des centaines de Noirs africains de Sfax vers la région frontalière avec la Libye, selon des groupes de défense des droits.
Ces dernières semaines, les Tunisiens de Sfax ont organisé des manifestations contre la présence de réfugiés. La ville côtière est un point d’accès clé vers l’Europe pour de nombreuses personnes qui tentent de traverser la Méditerranée.
Plus tôt cette année, le problème s’est aggravé lorsque le jeune Parti nationaliste tunisien a lancé une campagne pour expulser les migrants irréguliers, avertissant que la colonisation subsaharienne menaçait l’État tunisien.
Approche erronée
La rhétorique anti-migration croissante s’est traduite par de violentes agressions contre les migrants noirs africains en Tunisie. La position de l’État, qui considère que la migration est une menace pour la démographie du pays, a encore aggravé la situation.
Des migrants noirs africains auraient fait l’objet d’expulsions arbitraires par des propriétaires tunisiens. Certains Tunisiens noirs, identifiés à tort comme des migrants subsahariens, ont été verbalement agressés dans les rues.
Plus tôt cette année, Saïed a mis en garde contre «des hordes de migrants irréguliers» dans le pays, soulignant ce qu’il a appelé «un plan criminel depuis le début du siècle pour changer la structure démographique de la Tunisie», appelant à des mesures strictes pour s’attaquer au problème. Des militants tunisiens, des groupes de la société civile et des organisations internationales, dont la Banque mondiale, ont dénoncé ses propos.
À ce stade, ni l’État tunisien ni l’UE ne semblent vouloir aller au-delà du traitement de la migration comme une question de sécurité. Leurs approches restent fermement ancrées dans les notions d’externalisation et de sécurisation, laissant derrière elles des préoccupations majeures concernant la liberté de circulation et les politiques de visas.
Les experts avec qui j’ai discuté ont convenu que l’approche de l’UE vis-à-vis de la Tunisie équivalait à une forme de «chantage» économique et politique. Profitant des difficultés économiques de la Tunisie, et sous l’impulsion d’un dirigeant d’extrême droite ambitieux comme Meloni, l’UE a pour objectif principal d’imposer des contrôles plus stricts aux frontières.
Toute la rhétorique sur la coopération, le partenariat et l’aide financière est secondaire. Ce que Meloni et ses partenaires européens veulent, c’est moins de migrants – même si cela signifie plus de tragédies sur les plages de Zarzis.
Traduit de l’anglais
Source : Middle East Eye.
* Assistant d’enseignement à l’Institut d’études arabes et islamiques de l’Université d’Exeter. Il travaille sur la politique post-révolutionnaire de la Tunisie en mettant l’accent sur les thèmes de la révolution, de l’État et de la marginalisation.
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