Le remaniement annuel des magistrats des ordres judiciaire, financier et militaire, publié au Journal officiel de la République tunisienne (Jort), suscite des interrogations et des inquiétudes sur l’avenir de la justice en Tunisie. (Manifestation de magistrats devant le palais de justice de Tunis).
Par Ridha Kefi
Avant la publication de ce remaniement, des membres l’Association des magistrats tunisiens (AMT) avaient émis des réserves, eu égard le retard mis dans la publication de ce remaniement et le va-et-vient des listes entre la présidence de la république et le Conseil suprême provisoire de la magistrature (CSPM), laissant deviner des divergences entre les deux parties sur certains noms et certains postes décisifs dans la hiérarchie judiciaire. Et il n’est pas difficile de deviner aussi laquelle des deux parties a finalement réussi à imposer ses arguments, les membres de la CSPM ayant tous été choisis et nommés par le chef de l’Etat, qui peut à tout moment les renvoyer.
La crainte de certains magistrats se justifie par les nombreuses déclarations du président de la république qui ne conçoit pas l’indépendance de la justice et considère celle-ci non comme un troisième pouvoir nécessaire à l’équilibre des pouvoirs dans une démocratie, mais comme une fonction, et les juges comme des fonctionnaires au service de l’Etat.
L’emprise du pouvoir exécutif
Quand on connaît l’atmosphère de suspicion et de peur dans laquelle baigne aujourd’hui la magistrature et les nombreux dossiers à caractère éminemment politique que les magistrats sont tenus d’examiner, les craintes d’une instrumentalisation par le pouvoir exécutif trouvent toute leur justification. D’autant que la justice, depuis qu’elle a été nationalisée au lendemain de l’indépendance de la Tunisie, en 1956, n’a jamais réussi à se libérer de l’emprise du pouvoir exécutif et a souvent été, sous les règnes successifs de Bourguiba, Ben Ali et des islamistes et leurs alliés (depuis 2011), un outil aux mains du pouvoir en place pour réprimer ses opposants ou pour «légaliser» un système de prédation économique et de collusion politique.
Tout en admettant que les juges sont les premiers responsables du sort peu enviable qui leur a toujours été réservé dans la république bananière en place en Tunisie – n’ont-ils pas longtemps été les instruments de leur propre asservissement, le pouvoir en place trouvant toujours parmi eux des individus sans scrupules et indignes de porter l’épitoge ? –, on doit néanmoins regretter que, douze ans après la révolution de 2011, censée avoir permis aux Tunisiens de recouvrer leur liberté et leur dignité, la magistrature se trouve toujours au même point, obligée de batailler pour assainir ses rangs et faire accepter son indépendance du pouvoir exécutif, un combat toujours recommencé.
Réfractaires et carriéristes
Il est regrettable aussi de constater que les Tunisiens, qui sont censés être les premiers concernés par l’indépendance de la justice, parce que cette indépendance est la seule garante de procès justes et équitables, ne se sentent nullement concernés par la situation actuelle de ce corps malade.
Il faut dire que les justiciables ont la tête ailleurs et font face aux contraintes de la vie quotidienne (vie chère, pénuries, etc.). Ils ont aussi perdu toute confiance dans leurs élites, toutes leurs élites, politique, économique et intellectuelle. Et dans ce ras-le-bol général, l’image qu’ils ont du corps des magistrats est entachée de suspicion voire de mépris et de haine. Aussi laissent-ils faire, par indifférence, par lassitude ou par pis-aller. L’indépendance de la justice et l’équilibre des pouvoirs sont le dernier de leurs soucis.
Peut-on dès lors reprocher à un régime autoritaire de profiter de cette situation pour pousser son avantage et essayer de mettre la main définitivement sur un corps où les éléments réfractaires se comptent désormais sur les doigts d’une seule main et où la majorité silencieuse est disposée à composer, pour relancer sa carrière, à n’importe quel prix?
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