La bande de Gaza disparaît, avec ses familles, ses habitants et ses enfants, avec leurs sourires et leurs rires. Ce qui permet à la majeure partie de la population de l’État juif de soutenir cet effacement systématique et massif, d’y voir la seule réponse appropriée au massacre perpétré par les membres du Hamas et leurs compagnons, à l’humiliation militaire infligée à Israël et à l’indescriptible souffrance des otages, des blessés, des survivants et de leurs familles, ainsi que des familles des centaines de morts?
Par Amira Hass *
L’armée israélienne détruit les villes de Gaza, ses rues, ses villages, ses champs, ses magnifiques vergers, les ruelles de ses camps de réfugiés, ses plages, ses institutions, ses universités et ses sites archéologiques.
La structure militaire du Hamas a été attaquée et sera peut-être complètement détruite. Des milliers d’éléments armés ont été tués ou seront tués. Le Hamas et ses dirigeants se rétabliront et prospéreront, dans chaque société et endroit où se poursuit l’incendie de Gaza.
Pourquoi la plupart des Juifs d’Israël n’ont-ils pas été choqués par le meurtre d’environ 7 000 enfants palestiniens (un chiffre provisoire) en deux mois à l’aide de bombes sophistiquées fournies par les États-Unis ?
Pourquoi la plupart des Juifs n’ont-ils pas étouffé de peur d’entasser 1,8 ou 1,9 million de personnes sur un territoire d’environ 120 kilomètres carrés, constamment bombardé ?
Pourquoi les Juifs ne crient-ils pas lorsqu’ils entendent parler de 2,2 millions de Palestiniens mourant de faim et de maladies propagées à cause de la surpopulation et du manque d’eau et d’hôpitaux ?
Qu’est-ce qui permet que des enfants soient supprimés et massacrés en masse avec notre participation active et passive? Voici quelques réponses.
Notre éducation repose sur une croyance absolue dans la capacité exclusive d’une force militaire à assurer l’existence et la prospérité de l’État [d’Israël, Ndlr], tout en privant le peuple palestinien de ses droits.
Nous avons aussi tendance à considérer tout soutien [aux Palestiniens, Ndlr] comme une justification des atrocités du Hamas.
Nous autres, juifs, avons également choisi de ne pas savoir et de ne pas regarder les images insupportables, qui montrent des enfants palestiniens grelottants, le visage couvert de poussière, tirés des décombres [de leurs habitations bombardées par l’armée israélienne, Ndlr]. Nous ne savons pas qui a plus de chance : eux ou ceux qui ont été tués.
Chaque massacre […] que nous avons perpétré contre les Palestiniens depuis des années, et chaque pillage, offense ou abus, passe par le filtre médiatique, psychologique et académique. Le résultat recherché est de se convaincre que leur situation est meilleure que celle des Somaliens ou des Syriens. Ils ne devraient donc pas se plaindre. Souvenez-vous de chaque massacre que les Palestiniens ont commis contre nous et oubliez chaque massacre que nous avons commis contre eux !
On s’est habitué à vivre dans la paix et la tranquillité, alors qu’à cinq minutes de chez nous, Israël (c’est-à-dire nous) détruit les maisons des Palestiniens et en construit d’autres pour les Juifs, pompe de l’eau pour nous et assoiffe les Palestiniens. Tout le reste est écrit dans les rapports du Moked [parti de gauche israélien, Ndlr], de B’Tselem [association israélienne de défense des droits humains, Ndlr] et d’Adalah [centre pour les droits des minorités arabes en Israël, Ndlr].
On continue à ignorer les avertissements des Palestiniens «modérés» selon lesquels la spoliation des terres [palestiniennes, Ndlr] et la violence des colons soutenue par l’État [d’Israël, Ndlr] sont des sujets qui rétrécissent les horizons de leurs enfants et génèrent le désespoir, les faisant croire uniquement à la force, aux armes et à la vengeance.
Notre vision du monde nous présente les Palestiniens comme des individus subversifs parce qu’ils sont ainsi : ils sont nés avec les gènes de la haine qu’ils nous vouent.
Nous sommes convaincus que nous sommes une démocratie même si nous dominons des millions de sujets sans leur accorder de droits civils et si nous contrôlons leurs terres et leurs économies.
Nous avons développé une profonde sous-estimation raciste des Palestiniens comme une justification cognitive et psychologique de leur écrasement sous nos pieds.
Nous nions l’histoire palestinienne et la présence historique des Palestiniens entre le fleuve [Jourdain, Ndlr] et la mer [Méditerranée, Ndlr].
Nous croyons à la possibilité d’effacer Gaza, parce que nous avons raté les opportunités que les Palestiniens nous ont offertes depuis 1994 d’abandonner notre statut d’entité spoliatrice et colonisatrice et de leur donner un État sur 22 pour cent des terres à l’ouest du Jourdain.
J’ai écrit en juillet 2021 : «Dans le discours émotionnel sur l’apartheid, la portée dynamique, active et dangereuse de la colonisation de peuplement juif disparaît et pâlit. Il s’agit d’une idéologie qui montre que les Palestiniens sont des ‘‘surplus’’. Le discours porte sur les actions qui ont façonné cette idéologie […]. Bref, il est possible, digne et souhaitable de faire sans les Palestiniens. Leur présence ici est conditionnelle, comme une faveur et non un droit. Elle dépend de notre volonté et de nos bonnes intentions. C’est une question de temps […] La colonisation de peuplement est dans un mouvement constant de contrôle du territoire, de réduction des frontières historiques [de la Palestine, Ndlr], de remodelage et d’expulsion des peuples autochtones.»
À l’époque, j’avais parlé de «l’inutilité des Palestiniens en Cisjordanie». Et j’avais mis en garde contre l’intention de les expulser. Je pensais que la perception des habitants de Gaza comme inutiles se limitait à leur isolement [et leur séparation, Ndlr] de leurs familles derrière le point de contrôle d’Erez. Mais voilà qu’ils sont devenus eux aussi un «surplus», destinés à être expulsés («volontairement» pour échapper aux bombardements).
En éliminant physiquement les habitants de Gaza et en envisageant de reprendre la colonisation juive de ce [territoire palestinien, Ndlr], ce sera le malheur pour eux. Et pour nous aussi.
Source : ‘‘Haaretz’’ du 17 décembre 2023.
* Journaliste et auteure israélienne, surtout connue pour ses colonnes dans le quotidien Ha’aretz. Auteure de ‘‘Boire la mer à Gaza’’, 2001, et ‘‘Correspondante à Ramallah : 1997-2003’’, 2004.
Donnez votre avis