En visite de deux jours à Tunis, le chef de la diplomatie du Kremlin, Serguei Lavrov, s’est entretenu, jeudi 21 décembre 2023, avec le président de la république Kaïs Saïed et son homologue, Habib Ammar, soulignant l’intention de renforcer les relations bilatérales et les échanges commerciaux, dans le cadre d’un monde désormais multipolaire. (Illustration : Lavrov a réussi à arracher un sourire à Saïed qui sourit rarement).
Par Imed Bahri
Lors d’une conférence de presse à l’issue des réunions officielles, Lavrov a confirmé la conclusion d’une série d’accords de coopération, indiquant que le volume des échanges commerciaux entre la Russie et la Tunisie est estimé à 1,5 milliard de dollars, avec d’importantes marges de progression.
Accords céréaliers, énergétiques et technologiques
A cet égard, il a annoncé un accord sur les importations de blé russe, le lancement de cinq satellites tunisiens dans l’espace et divers projets innovants concernant la transition numérique et les nouvelles technologies.
«Nous avons décidé de développer notre coopération dans tous les domaines. Cela s’applique également à l’agriculture, en particulier à l’approvisionnement en céréales, ainsi qu’au secteur de l’énergie, y compris l’énergie nucléaire», a réitéré M. Lavrov, indiquant en outre que le développement du système politique interne de la Tunisie «est bénéfique» pour les relations bilatérales russo-tunisiennes. Selon lui, la Russie considère «avec sympathie» les actions du président Saïed, pour réformer le système politique du pays, actions qui enregistrent également des «résultats significatifs», a-t-il souligné.
Le volume des exportations de Russie vers la Tunisie au cours des dix premiers mois de 2023 a augmenté de 67,3% par rapport à la même période de 2022. Les principaux produits importés par Tunis sont le pétrole brut, le gaz naturel liquéfié, les céréales et les engrais, tandis que les principaux produits tunisiens exportés vers la Russie sont des produits agricoles et industriels.
Un accord avec la Russie sur le blé est vital pour que Tunis puisse maintenir la paix sociale et éviter une vague de protestations due à un éventuel manque de pain. En effet, au cours de l’année 2023, la Tunisie a eu de plus en plus de difficultés à s’approvisionner en produits de première nécessité, notamment le blé dur et les farines dérivées, souvent rares dans les rayons des supermarchés. À l’origine de ce problème se trouvent des problèmes internationaux, comme le problème du blé ukrainien, mais aussi des problèmes internes, comme des récoltes et des réserves plus limitées en raison des effets du changement climatique. Les mauvaises récoltes dues à la sécheresse ont limité la production céréalière en 2023, et le temps sec a retardé les semis des céréales d’hiver de 2024.
Le rapport «Système mondial d’information et d’alerte précoce sur l’alimentation et l’agriculture», de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), explique que la culture céréalière en Tunisie est majoritairement pluviale, ce qui entraîne des variations importantes d’une année à l’autre. La superficie irriguée représente moins de 15% de la superficie totale ensemencée en blé. Par rapport à l’année précédente, les semis de blé en 2023 ont augmenté de 7%, certains agriculteurs ayant décidé de passer de l’orge au blé en raison de ses prix plus avantageux. Le secteur agricole, en baisse de 9% sur un an, est le principal responsable du ralentissement économique de 2023.
Plaidoyer pour un monde multipolaire
Tout cela est vrai, il n’en est pas moins vrai que la Russie représente l’un des principaux déficits commerciaux de la Tunisie, après la Chine et la Turquie. Nos échanges avec ce pays ont toujours été inégaux à nos dépens, et M. Lavrov n’a pas parlé de ce que son pays pourrait apporter à la Tunisie en termes de débouchés commerciaux pour les produits manufacturiers, sachant que même les flux touristiques en provenance de ce pays ont fortement baissé depuis la pandémie de Covid-19.
Rappelons que cette visite de Lavrov à Tunis fait suite à la rencontre qu’il a eue le 25 septembre à Moscou avec Nabil Ammar, qui a surtout porté sur l’approvisionnement de la Tunisie en blé russe.
Hier, Lavrov a tenu à donner une dimension politique à sa visite en déclarant que «la Russie ne cherche jamais à nouer des liens amicaux dans le but de contrer les autres», dans une limpide allusion aux Etats-Unis et à l’Union européenne (UE), partenaires historiques de la Tunisie. Et d’ajouter dans la même veine antioccidentale: «Malheureusement, nos collègues occidentaux ont tendance à se faire des amis en opposition aux autres. Je pense que la vie elle-même remettra les pendules à l’heure. Nous réaliserons inévitablement ce que la coexistence pacifique signifie pour l’ordre mondial multipolaire émergent. Nous avons toutes les raisons de dire que la Ligue arabe est actuellement l’une des pierres angulaires de cet ordre, comme nous l’avons discuté en détail hier au Forum ministériel de coopération russo-arabe [tenu au Maroc, Ndlr]. Cette tendance va s’accentuer à l’avenir.»
En laissant entendre au cours de la même conférence de presse que l’adhésion de la Tunisie au groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui se positionne en faveur d’un monde multipolaire, n’est pas à écarter, même si la Tunisie n’a pas encore fait une demande en ce sens, Nabil Ammar a exprimé la volonté de la Tunisie de s’affranchir de son tête-à-tête harassant avec les pays occidentaux, de diversifier ses partenariats internationaux et de se positionner dans un monde désormais multipolaire. Et M. Lavrov l’a bien compris. D’autant que les récentes positions exclusivement pro-israéliennes des Etats-Unis et de la majorité des pays de l’UE ont porté un coup dur à l’image de l’Occident en général auprès de l’écrasante majorité des Tunisiens et redoré, à leurs yeux, le blason de pays comme la Russie ou la Chine, même si ces deux pays n’ont pas montré, jusque-là, un appui remarquable à la cause palestinienne. Et représentent, comme déjà indiqué plus haut, deux des plus importants déficits commerciaux de la Tunisie.
Cette volonté tunisienne de rééquilibrage de la géostratégie mondiale, maintes fois exprimée par le président Saïed, a été réitérée dans le communiqué du ministère des Affaires étrangères qui a indiqué que «les deux ministres ont échangé leurs points de vue sur les grands défis auxquels est actuellement confronté le système de gouvernance internationale et la nécessité de le réformer pour qu’il soit plus démocratique, juste et équilibré afin d’assurer durablement la sécurité, la paix et le développement dans le monde.»
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