Aujourd’hui, les pays du Golfe mis à part, tout le monde arabe connaît une grave crise économique, aggravée par un chômage des jeunes de plus en plus alarmant, des systèmes éducatifs délabrés, avec un taux d’analphabètes parmi les plus élevés au monde… Face à cette situation inquiétante, les dirigeants politiques, obsédés par le pouvoir, sont réduits à gesticuler, à fanfaronner, naviguant à vue, tout en tenant en laisse des populations soumises et résignées.
Par Salah El-Gharbi *
Cette situation de crise s’enlisait, quand la guerre se déclara à Gaza. Aussitôt, ébranlés, ces dirigeants adoptèrent la posture de l’indigné et se mirent à déclamer les lieux communs de circonstances pour haranguer la masse, en lui parlant de la «cause sacrée», de nos «frères» et en lui promettant, «inchallah», la victoire et la libération de la Palestine…
Comme à l’accoutumée, et sans tarder, «l’Elite», opportuniste et machiavélique, s’empara de cette actualité dramatique au Proche-Orient pour se mettre à brailler. Plus de place pour le débat, ni pour la mesure, ni pour la rigueur dans les propos. Le temps est aux incantations, aux imprécations et aux vociférations. Désormais, on ne commente plus, on délire. On ne dialogue pas, on invective. On n’analyse pas, on mystifie. Ainsi, toute articulation sonore devient une sorte de dérivatif attisant la colère et étouffant la voix de la raison, laquelle se noie dans la surenchère verbale comme si, à travers les mots, on ne cherchait qu’à se décharger de la masse de dépit qui nous étrangle et qui n’est que l’expression d’une profonde frustration mal contenue.
Les masses abusées
Dès lors, au lieu d’informer, expliquer ou éclairer le grand public, la parole de «l’Elite» ne fait qu’exacerber la méfiance réciproque, celle des deux camps, multipliant les malentendus et amplifiant les rancœurs et les ressentiments. On préfère hystériser ces centaines de millions de pauvres gens déboussolées, s’échinant à joindre les deux bouts, accablées par les soucis du quotidien, comme si l’on cherchait à détourner leur attention, leur faire oublier, rien que pour quelque temps, la liberté hypothéquée, l’arbitraire dans toutes ses manifestations qu’ils subissent en silence, comme de rendre supportable la pénurie de certaines denrées alimentaires ou les longues files d’attentes devant les boulangeries…
Grâce à notre «Elite», «Où est le pain ?» devient, aussitôt, une question obsolète, vite remplacée par : «Où sont les armées arabes ?», comme si l’on était encore à l’époque des razzias. Et les voilà les masses, abusées, qui, ayant du mal à admettre que la résolution de la crise palestinienne n’est pas uniquement militaire, que le mal est plus profond, que la question est d’une complexité inextricable, se mettent à ronronner.
Pis encore, faute d’avoir suffisamment de courage de s’adresser au «peuple» pour lui parler de ses préoccupations les plus essentielles, de la dette, du budget qu’on a du mal à financer, de l’avenir de ses enfants, cette élite choisit le plus court chemin, celui de la dénégation et de la diversion. Au lieu de chercher à mobiliser les populations et les pousser à relever le défi vital qui consiste à réduire l’écart qui nous sépare des pays développés grâce au savoir et au labeur et à leur donner envie de rêver d’un monde meilleur où prospérité rimerait avec égalité et liberté, on préfère les câliner en les victimisant ou les bercer de promesses qui ne seront jamais tenues.
Le maudit Occident
Ainsi, comme si elle voulait se donner bonne conscience, notre «Elite» décrète que le mal absolu qui nous guette, absorbe toutes nos forces, contrarie nos ambitions et cherche à nous nuire ne serait que le maudit Occident, et à sa tête «l’impérialisme américain», l’ami de notre ennemi et l’incarnation même de Satan.
Que les Ottomans aient dominé rudement le monde arabe durant des siècles sans y construire une école ou un hôpital, qu’ils aient toujours traité la population autochtone avec mépris, la maintenant dans l’ignorance, personne parmi cette élite ne s’en offusque. Que certains régimes «frères» appartenant au camp de la supposée «Résistance à l’ennemi», aient instrumentalisé la lutte des Palestiniens durant des décennies, qu’ils aient fait du mal au peuple palestinien, en semant la zizanie dans ses rangs, tout en les embrigadant au service des régimes autoritaires en place (Irak, Syrie, Libye…), personne d’entre notre élite n’ose en parler.
Il est certain que les Etats-Unis, une jeune nation, ne sauraient être responsables de huit siècles de décadence dont le monde arabe a encore du mal à se relever. Et «l’Elite» le sait plus que quiconque. Mais comme elle est cupide et arrogante, jalouse de ses privilèges, elle préfère câliner ces populations qui souffrent des séquelles du tribalisme et du clanisme, du culte de la violence stérile et de son corollaire, la lâcheté, plutôt que de lui parler de développement, d’éducation, de progrès… Et si elle est réduite à manipuler la masse, c’est qu’elle se sait stérile et qu’elle n’a rien à lui offrir, car, dépassée, étant hors champs, elle est réduite à ruminer son dépit et à se complaire dans le mensonge le plus enfantin, mais aussi le plus abject.
Une indigence culturelle
Depuis des décennies, même démarche oiseuse, même discours victimaire, se nourrissant de cette rage contre «l’Autre» qui serait notre ennemi et la source unique de notre malheur. Alliée d’un pouvoir politique aux abois, notre «Elite» cherche sournoisement à retarder l’avènement d’une véritable «révolution culturelle» et ce, en marginalisant la place de la raison, à travers de supposées réformes cosmétiques d’un enseignement aux méthodes désuètes qui, au lieu d’inviter les jeunes générations à repenser le monde loin de l’héritage d’une culture fossilisée génératrices des idées mortifères, ne font que les enfermer dans des schémas de pensée décalés.
En somme, si les régimes arabes, de plus en plus fragilisés par l’évolution du monde nouveau, celui des nouvelles technologies, de la conquête de l’espace et de l’intelligence artificielle et s’ils se méfient du pouvoir de la raison et préfèrent maintenir les masses dans une sorte d’indigence culturelle, c’est qu’ils redoutent l’émergence d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes, sûre d’elle-même et qui n’ait pas besoin de bouc-émissaire pour s’affirmer. La hantise de ces régimes est qu’un jour nouveau se lève et qu’on assiste à la naissance de cette nouvelle souche d’Arabes qui soit en rupture avec le vieux monde, une génération éprise de liberté, qui sache douter tout en ayant la foi en la raison, qui soit réconciliée avec elle-même, tout en étant ouverte aux autres cultures sans discrimination.
* Universitaire et écrivain.
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