L’empressement à pathologiser l’auto-immolation par le feu de Aaron Bushnell suggère un double standard. Après l’auto-immolation d’un vendeur ambulant tunisien, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 – début du Printemps arabe – on ne se souviens pas que quiconque se soit demandé s’il était atteint d’une maladie mentale.
Par Shadi Hamid *
Aaron Bushnell, un membre actif de l’US Air Force, s’est immolé par le feu devant l’ambassade israélienne à Washington [le 25 février 2024]. Il est décédé des suites de ses blessures quelques heures plus tard.
Nous sommes un pays divisé, notamment à cause de la guerre à Gaza. Il semble donc inévitable que nous examinions les mêmes faits – un homme qui brûle en criant «Palestine libre» – et que nous les interprétions de manières très différentes. Certaines des premières réactions au suicide de Bushnell ont été dédaigneuses, voire indignées. Pourquoi ferait-il quelque chose d’aussi stupide – ou fou ?
L’«héroïque» Bouazizi, le «fou» Bushnell
Michael Starr du Jerusalem Post a attribué la manifestation suicide à un «état d’hystérie», tandis que le journaliste Mark Joseph Stern a déclaré avec condescendance que «les personnes souffrant de maladie mentale méritent empathie et respect, mais il est tout à fait irresponsable de les féliciter pour avoir utilisé une justification politique pour se suicider.» La maladie mentale a été présumée sans preuve.
L’empressement à «pathologiser» l’acte de Bushnell suggère un double standard. Après l’auto-immolation d’un vendeur ambulant tunisien, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 – début du Printemps arabe – je ne me souviens pas que quiconque se soit demandé s’il était atteint d’une maladie mentale. Le président Barack Obama l’a salué comme un héros, le comparant aux patriotes américains du Boston Tea Party et à l’icône des droits civiques Rosa Parks. Nous connaissions peu de choses sur les opinions politiques de Bouazizi ou sur sa vie de famille, et rares étaient ceux qui voulaient le demander. Sa mort a rarement été décrite comme un suicide dans les médias occidentaux. Après tout, sa cause était juste, et elle le devint davantage grâce aux révolutions qu’elle engendra.
Qu’est-ce qui a rendu un acte noble et un autre déséquilibré ? Comment juger ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas ? Contrairement à Bouazizi, qui réagissait à la confiscation de ses biens et aux abus policiers, Bushnell semble avoir soigneusement réfléchi à ses actions, alertant les médias de sa manifestation imminente quelques heures auparavant. En s’arrosant, il a souligné le caractère «extrême» de ce qu’il s’apprêtait à faire. Et c’était effectivement le cas. Comme le note sèchement le philosophe Michael Cholbi dans son livre sur le suicide, «se suicider est difficile». La grande majorité des tentatives échouent. En revanche, l’auto-immolation a un taux de mortalité de plus de 70%, selon une étude.
Les opinions politiques de Bushnell étaient extrêmes. Beaucoup, sinon la plupart d’entre nous, trouveraient ses différents points de vue, qu’il publie régulièrement sur Reddit, absurdes, stupides et répréhensibles. Il s’est essayé au genre de «fanonisme» (allusion au penseur antiraciste Frantz Fanon, Ndlr] de dortoir qui voyait le monde à travers le prisme simplifié du colonisé et du colonisateur. Il pensait que ce n’était pas à lui, en tant qu’homme blanc américain privilégié, de remettre en question la manière dont les Palestiniens et les autres groupes opprimés réagissaient à leur oppression, même si cela impliquait le recours à la violence.
Ressentir intensément les problèmes des autres
Pour certains détracteurs de Bushnell, ce privilège était une source d’irritation dans l’autre sens. Un critique a souligné que là où Bouazizi protestait contre son propre gouvernement, Bushnell, 25 ans, se préoccupait d’un «conflit ethno-religieux lointain». Il n’avait aucun lien familial avec la région. Pourquoi devrait-il ressentir si intensément les problèmes des autres ?
Cela met en évidence une divergence fondamentale quant à la manière dont les Américains interprètent la guerre à Gaza. Il ne s’agit pas d’un simple conflit étranger au cours duquel des dizaines de milliers de personnes ont été tuées. Ce n’est pas «lointain». Les États-Unis sont le principal patron militaire d’Israël, fournissant les armes et les fournitures d’urgence nécessaires à la poursuite de sa guerre. De plus, l’US Air Force a fourni des renseignements pour le ciblage offensif du bombardement aérien massif d’Israël sur Gaza. Les États-Unis sont directement impliqués, bien plus qu’ils ne le sont dans d’autres conflits.
Bushnell ne considérait pas le conflit comme lointain. Il a dit: «Je suis un membre actif de l’armée de l’air américaine. Et je ne serai plus complice du génocide. Je suis sur le point de me lancer dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout. C’est ce que notre classe dirigeante a jugé normal.»
Il n’est pas nécessaire d’aimer le raisonnement de Bushnell – ou son utilisation du terme «génocide» – pour comprendre son point de vue. Comprendre n’est pas justifier. Pour citer une analogie relativement frivole, le philosophe politique Santiago Ramos notait récemment qu’«expliquer pourquoi votre oncle a voté Trump en 2020 n’est pas la même chose que voter soi-même pour Trump». Penser de cette manière nécessite ce que l’auteur Robert Wright appelle «l’empathie cognitive», un effort conscient pour adopter le point de vue des autres, même de ceux que vous considérez comme mauvais.
Traduit de l’anglais.
* Editorialiste et écrivain membre de la rédaction du Washington Post.
Source : The Washington Post.
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