Le contre-amiral à la retraite Kamel Akrout n’est officiellement candidat à aucune fonction dans l’Etat, même si beaucoup de Tunisiens voient en lui un possible président de la république et l’exhortent à y aller. Mais cet homme qui, sa vie durant, a servi l’Etat avec abnégation, n’est pas du genre à laisser faire et laisser passer. Ses réserves (et le mort est faible) à l’égard de l’actuel régime incarné par le président de la république Kaïs Saïed sont désormais portées sur la place publique.
Par Imed Bahri
Cet homme qui a passé toute sa carrière dans l’armée, avant d’entrer en politique en étant nommé par l’ancien président feu Béji Caïd Essebsi comme conseiller chargé de la sécurité nationale, poste qu’il a occupé entre le 5 octobre 2017 et le 1er novembre 2019, ne fait plus mystère des griefs qu’il a à l’égard des politiques suivies par le président Saïed. Mais en tant qu’homme d’Etat, ses commentaires désabusés et ses critiques à l’égard de ce dernier sont feutrées, mais non moins percutantes.
Il y a six jours, Le contre-amiral a publié sur sa page Facebook une photo de la visite du chef de l’Etat dans une zone désertique de Kébili, dans le sud-ouest du pays, avec ce commentaire, que nous traduisons de la langue arabe : «campagne [présidentielle] avant-terme. C’est halal [licite] pour vous et haram [illicite] pour nous ! S’il était compétent… [on l’aurait su] ! On attend une visite aux prisonniers d’opinion ! Le peuple qui réélira ce monsieur mérite sa situation actuelle et ce qu’il aurait à subir à l’avenir»
Et l’éléphant se mit aussi à courir…
Pour connaître la personne ciblée dans ce commentaire, on ne cherchera pas midi à quatorze heures : l’ancien officier à la retraite estime clairement que Kaïs Saïed n’est pas l’homme de la situation en Tunisie, et le dit on ne peut plus clairement mais avec doigté.
Il y a trois jours, le contre-amiral a publié, également sur sa page Facebook, le dernier communiqué de l’Ordre national des avocats où cette organisation professionnelle critique ouvertement et avec force les atteintes aux libertés et aux droits de l’homme par le régime en place, publication qu’il a accompagnée par ce commentaire de soutien aux hommes en robe noire : «Commentaire positif, qu’on a longtemps attendu, mais qu’il soit venu en retard est mieux qu’il ne soit pas venu du tout».
Il y a deux jours, le contre-amiral a publié sous le titre «À bon entendeur !» ce conte, illustré par l’image d’une mer très agitée, où il fait clairement allusion à la situation de peur régnant actuellement en Tunisie, avec la multiplication des procès ciblant des dirigeants politiques, des hommes d’affaires, des activistes de la société civile et des journalistes ayant tous en commun d’être des opposants au régime : «Une antilope courait comme une folle. Un éléphant lui demanda: ‘‘Antilope, pourquoi cours-tu comme ça?’’. Elle lui répondit: ‘‘La police arrête toutes les chèvres du village’’. L’éléphant rétorqua: ‘‘Mais tu n’es pas une chèvre !’’. L’antilope répliqua: ‘‘Avec ce qui se passe ça me prend 20 ans pour prouver que je ne suis pas une chèvre’’. Et l’éléphant se mit aussi à courir…»
Demain sera un jour meilleur
Hier, dimanche 24 mars, Kamel Akrout a publié un autre post reproduisant l’extrait suivant de son livre de mémoire ‘‘Les mille feuilles d’une vie’’ publié en 2020 par les éditions Nirvana : «Pour ceux qui viennent des profondeurs de ce peuple, ceux qui viennent comme moi des couches les plus défavorisées, il y avait l’espoir de s’élever par l’effort, par une sorte d’ascenseur social. Dans cette seconde décennie des années 2000, l’ascension s’est grippée, elle s’est dangereusement ralentie, l’élan des vingt premières années post-indépendance s’est évanoui, le pays ne semble plus en mesure d’offrir à ses enfants la place que leurs mérites pouvait les autoriser à occuper. A mesure que s’obscurcit l’horizon, tenter l’aventure du départ deviendra pour certains l’unique ambition.
«Avant d’être une terre, avant d’être un foyer et un refuge, une patrie est une promesse, un pari sur l’avenir sans cesse réécrit au fil des générations. La mienne, celle des années 1970 et 1980 a eu ses temps de privations, ses difficultés, elle a eu aussi ses départs et ses exils. Je crois sans trop me tromper qu’il n’existe presque pas de foyer ou de famille en Tunisie qui n’a pas un membre vivant à l’étranger. Partir, c’est écrire une partie de sa vie sur une autre page et ayant l’illusion de n’avoir pas tourné l’ancienne. Mais partir c’est certainement déchirer une page pour l’emmener avec soi et laisser inachevée, l’œuvre commencé ici avec l’illusion de revenir et coller de nouvelles pages…»
Ce poste exprime l’état de crise où se morfond aujourd’hui la Tunisie, 68 ans après la proclamation de son indépendance, et l’absence d’horizon, de projet et d’ambition pour les futures générations, qui désertent et cherchent la salut personnel ailleurs, mais le contre-amiral a tenu de le conclure par cette adresse aux Tunisiens qui laisse la porte ouverte à l’optimisme : «Bonjour à tous, demain sera un jour meilleur.»
Ces commentaires, qui se suivent et se ressemblent, adressent, à chaque fois de façon différente, les mêmes critiques au pouvoir en place. Ils n’indiquent pas nécessairement que M. Akrout est intéressé par une candidature à la présidentielle de l’automne prochain, comme certains les ont interprétés, d’autant que l’atmosphère générale et les conditions de déroulement de ces élections ne sont pas propices à une telle candidature, Kaïs Saïed étant donné vainqueur par la plupart des sondages. Mais il devient de plus en plus clair que beaucoup d’acteurs de la scène publique tunisienne estiment que, face au blocage actuel de la situation dans le pays, qui traverse une grave crise politique, économique et sociale, le sens des responsabilités dicte de se mettre en réserve de la république.
Parions que les «réservistes» vont se multiplier au fil des semaines…
Donnez votre avis