Ces dernières décennies la capitale allemande faisait figure de centre européen et même mondial de la liberté artistique attirant des créateurs du monde entier. Cependant, la répression sans précédent par les autorités allemandes de toute forme de solidarité avec les Palestiniens de Gaza qui subissent un génocide sans précédent depuis plus de six mois a tout changé. Le malaise est profond. (Illustration : le mémorial de l’Holocauste pour cultiver la mémoire du génocide des juifs lors de la seconde guerre mondiale, situé à quelques mètres de la porte de Brandebourg, au cœur de Berlin. Y aura-t-il un jour en Allemagne une place pour un mémorial du génocide des Palestiniens de Gaza… par les descendants même des rescapés de l’Holocauste?)
Par Imed Bahri
Même aux États-Unis, pourtant principal soutien d’Israël et où le lobby sioniste est très puissant, des drapeaux palestiniens flottent dans des manifestations y compris devant la Maison-Blanche, des médias critiquent Israël à l’instar des revues progressistes comme The Nation ou The Intercept, certaines tribunes dans le Washington Post ou le New York Times critiquent le gouvernement israélien et l’attitude complice de l’administration Biden. En Allemagne, dès qu’il s’agit du soutien aux Palestiniens, c’est un climat liberticide et une répression sans précédent qui prennent le dessus car le gouvernement allemand soutient aveuglement Israël en dépit du génocide qui est en train d’être perpétré à Gaza.
Ce positionnement honteux a profondément affecté Berlin en tant que phare artistique se basant sur l’idée de la liberté et le New York Times s’est penché sur cette question dans un article intitulé: «Berlin était un phare de liberté artistique, Gaza a tout changé». Son auteur, Jason Farago affirme que «pour de nombreux artistes en particulier les étrangers installés à Berlin comme lieu de liberté et d’abondance culturelle, la survie de la ville en tant que capitale culturelle et artistique internationale est incertaine, menacée ou peut-être déjà terminée». Il a souligné que «le climat de liberté à Berlin a été plus clairement affecté après l’attaque israélienne sur la bande de Gaza il y a plus de six mois. La question de la dénonciation ou de la critique d’Israël est devenue coûteuse en Allemagne.»
Un climat de peur et de récrimination
L’auteur affirme que la scène artistique en Allemagne, notamment à Berlin, a connu un réel bouleversement après le 7 octobre. Des récompenses, conférences et pièces de théâtre ont été supprimées des programmes. Les responsables gouvernementaux du secteur culturel ont suggéré de lier le financement aux positions des artistes sur le conflit. Quant aux médias, ils regorgent de condamnations publiques de tel écrivain ou tel artiste. Les annulations d’invitations ont conduit à un contre-boycott. Le climat de peur et de récrimination met le statut de Berlin en tant que capitale internationale de la culture en danger plus que jamais depuis 1989.
L’auteur indique que Berlin était autrefois le phare artistique de toute l’Europe mais ce qui s’y passe ici aujourd’hui est une histoire très allemande car «la responsabilité de l’État dans l’Holocauste [des juifs pendant la seconde guerre mondiale] définit encore le secteur culturel dont les institutions sont engagées dans le processus de règlement des comptes et d’expiation nationale. Cette culture détermine également le fort soutien de l’Allemagne à Israël et les restrictions strictes qu’elle impose aux critiques envers son allié. Ainsi, alors que les artistes du monde entier dénoncent la guerre, en Allemagne, de telles déclarations peuvent avoir un coût important: spectacles annulés, perte de financement et accusations d’antisémitisme dans une société où il n’y a pas d’accusation plus grave.» Ce sentiment de nouvelles restrictions, de nouveaux contrôles et de nouvelles peurs impose déjà un prix élevé à la culture dans une ville qui a accueilli les artistes après la chute du mur, souligne encore l’auteur.
«Cette anxiété fait qu’il nous est difficile d’opérer à l’international, d’attirer les meilleurs talents au plus haut niveau et de rassembler des publics divers», a déclaré Klaus Biesenbach, directeur de la nouvelle National Gallery qui dirigeait auparavant des musées à New York et Los Angeles. Et d’ajouter : «Si les artistes partent, l’un des derniers véritables atouts de Berlin disparaîtra.» Il a déclaré également que les annulations, les reports et le tumulte ont frappé tous les secteurs culturels avec la colère et les accusations venant du plus haut niveau comme la Chancellerie.
Le grand malaise de la démocratie allemande
Le Festival international du film de Berlin a été le théâtre de débrayages et de manifestations cette année et après la cérémonie de clôture au cours de laquelle plusieurs lauréats ont appelé à un cessez-le-feu à Gaza, des responsables fédéraux et internationaux ont menacé de suspendre leur soutien au Festival à l’avenir.
Biesenbach a noté que certains responsables culturels tirent la sonnette d’alarme. En janvier dernier, le gouvernement régional de Berlin a proposé une nouvelle disposition de financement qui obligerait les bénéficiaires à signer un document s’opposant à «toute forme d’antisémitisme» et a utilisé une définition qui qualifie d’antisémites certaines critiques de la politique israélienne. Les artistes ont protesté et la proposition a été retirée cependant le directeur sortant du Goethe-Institut qui promeut la langue et la littérature allemandes à l’étranger s’est inquiété dans le magazine Der Spiegel du fait que d’anciens partenaires du monde culturel international perdent confiance dans le libéralisme de la démocratie allemande.
«Berlin, à mon avis, n’est pas un endroit où les artistes peuvent créer librement», a déclaré le célèbre artiste Ai Weiwei, grand nom de l’art contemporain et opposant chinois qui possède un studio à Berlin mais n’y vit plus. Il poursuit: «Chaque fois que j’entends parler des responsables du gouvernement allemand imposant des restrictions à la liberté d’expression des artistes, je me sens désespéré.»
L’article du NYT rappelle que cette situation ne se limite pas à la capitale allemande puisque la Foire du livre de Francfort a reporté sine die la cérémonie de remise des prix à la célèbre écrivaine palestinienne résidant à Berlin Adania Shibli. La ville de Brême a annulé la cérémonie de remise de prix à l’écrivain juif Masha Gessen en raison d’un article comparant Gaza aux quartiers juifs des villes occupées par les nazis. Quant aux artistes Jumana Manna, une Palestinienne résidant à Berlin, et Candice Bretz, une juive, leurs expositions dans les musées régionaux ont été annulées en raison de publications controversées sur les réseaux sociaux. Même la jeune militante pour le climat Greta Thunberg a vu ses activités annulées en Allemagne après avoir porté un keffieh et appelé à un cessez-le-feu lors d’une manifestation.
Toutefois, l’auteur de l’article affirme que Berlin est le plus grand perdant de toutes ces dénonciations et condamnations ainsi que le grand malaise de la démocratie allemande qui en découle.
L’auteur a fait référence aux relations de l’État allemand avec Israël avec un terme allemand composé qui a circulé et été discuté sans cesse au cours des derniers mois en l’occurrence le «Staatsräson» ou «la raison de l’existence de l’État» qui est un intérêt national pas seulement non négociable mais existentiel. Angela Merkel, l’ancienne chancelière allemande, a décrit la sécurité d’Israël comme «la raison d’être du pays» dans un discours à la Knesset en 2008. Son successeur Olaf Scholz a cité à plusieurs reprises la «Staatsräson» dans ses défenses de la politique israélienne depuis le 7 octobre.
L’article du NYT relaye la définition de Johannes von Moltke, professeur d’histoire culturelle allemande à l’Université du Michigan, actuellement à Berlin, qui a confirmé que le terme «Statsräson» signifie: «L’existence d’Israël est une condition de l’existence de l’Allemagne». Voilà où en est l’Allemagne: à considérer que l’existence de l’Allemagne relève de celle d’Israël et qu’il faut laisser Israël perpétrer un génocide et fermer les yeux tout en poursuivant celles et ceux qui portent un simple keffieh, brandissent un drapeau palestinien ou réclament pacifiquement un cessez-le-feu. On nage en plein délire…
L’Allemagne ne pourra plus continuer de se présenter comme une championne de la démocratie et de la liberté d’expression! Ce serait, au regard même de Goethe, Hegel, Heidegger ou Habermas, pathétiquement ridicule.
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