La révolte, loin d’être une exaltation destructrice, est avant tout un appel à préserver ce qui rend la vie humaine supportable. À protéger l’équilibre fragile entre justice et liberté. Et, surtout, à refuser que la violence, même au nom des idéaux les plus nobles, devienne une fin en soi.
Monia Kallel *
Aujourd’hui, Camus nous regarde. Il nous observe avec les yeux brillants de l’analyste qui a démonté les ressorts (historiques, idéologiques et psychologiques) des révolutions européennes des XIXe et XXe siècles. Qui a interrogé les discours et les actes des révolutionnaires (français, russes, allemands, italiens, espagnols). Qui a disséqué les mécanismes transformant les révoltes en révolutions, et les révolutions en tragédies.
Aujourd’hui, Camus nous observe et nous interpelle, lui pour qui l’art n’est pas «une réjouissance solitaire», mais un moyen d’émouvoir les hommes et de leur offrir «une image privilégiée des souffrances et des joies communes» (discours de réception du prix Nobel, 1957).
La religion révolutionnaire
Avec la légèreté d’un danseur, la patience d’un artisan et les scrupules d’un sculpteur de pierre, il nous décrit les manifestations et les dangers de ce qu’il appelle «la religion révolutionnaire».
«Pour tous les opprimés, la révolution est la fête, au sens sacré du mot. Une fête sans commencement ni fin» nourrie par «la joie de tout détruire». Les révolutionnaires aspirent à la «liberté totale» à travers la «totale destruction».
Camus, le Français d’Algérie, qui fut marginalisé de son vivant — trop antisoviétique pour les uns, trop silencieux sur la question algérienne pour les autres —, a-t-il une chance d’être entendu aujourd’hui?
En ce XXIe siècle, où les espoirs soulevés par les révoltes arabes s’effacent, où résonnent ici et là le tumulte des villes saccagées, les craquements des effigies du pouvoir déboulonnées, le crépitement des mitrailleuses, les hurlements de victoire ou de détresse, la voix de Camus persiste : ténue, fluette, mais vibrante.
Elle vibre dans les murmures des citoyens hésitants, dans la solitude de ceux qui placent les principes au-dessus des résultats, et dans le silence de ceux qui n’adhèrent pas aux trompeuses logiques binaires : maîtres/esclaves, vainqueurs/vaincus, bons/méchants…
Les nouveaux inquisiteurs
«Tout détruire, c’est se vouer à construire sans fondations; il faut ensuite tenir les murs debout, à bout de bras. Celui qui rejette tout le passé sans en rien garder de ce qui peut servir à vivifier la révolution, celui-là se condamne à ne trouver de justification que dans l’avenir et, en attendant, charge la police de justifier le provisoire», écrit le Prix Nobel de littérature. Et de conclure, sans équivoque : «Le nihilisme s’achève en terrorisme.» Les «nouveaux inquisiteurs», théoriciens, idéologues et hommes d’action, ont planté la roue infernale des révolutions qui, précise-t-il, va «de la liberté illimitée» au «despotisme illimité».
L’auteur de ‘‘L’Homme révolté’’ (1951) ne propose pas de solutions, mais il nous offre une précieuse boussole : la révolte, loin d’être une exaltation destructrice, est avant tout un appel à préserver ce qui rend la vie humaine supportable. À protéger l’équilibre fragile entre justice et liberté. Et, surtout, à refuser que la violence, même au nom des idéaux les plus nobles, devienne une fin en soi.
* Universitaire.
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