L’indépendance… Un mot chargé d’histoire, de fierté. Mais aussi d’ambiguïté. Qu’est-ce que l’indépendance, au fond ? Un territoire libéré ? Une souveraineté politique? Ou une quête plus profonde, plus intime, celle d’une identité qui cherche encore sa forme?
Manel Albouchi *

La Tunisie d’aujourd’hui ressemble à une sculpture inachevée. Une œuvre qui se modèle sous l’effet des vents contraires : l’héritage et l’avenir, la tradition et l’innovation, la mémoire et la réinvention. Comme un individu en quête de soi, elle oscille entre ce qui lui a été transmis et ce qu’elle aspire à devenir. Mais cette quête est-elle un cheminement naturel, ou sommes-nous enfermés dans un entre-deux stérile ?
Le passé, le présent : un entre-deux incertain
Chaque année, le 20 mars, nous commémorons. Nous saluons la mémoire d’une époque où l’ennemi était visible, où l’oppression avait un visage clair. Habib Bourguiba a donné à la Tunisie son indépendance matérielle, un cadre étatique, une structure. Il nous a appris à marcher debout. Mais avons-nous appris à marcher seuls ?
Le pays semble figé dans une tension permanente. Entre nostalgie et sidération. Entre admiration pour le passé et paralysie face à l’avenir. Nous nous racontons notre indépendance, mais nous la vivons comme une perte.
Nous avons coupé les chaînes visibles, mais avons-nous brisé les chaînes invisibles?
Nous avons récupéré notre terre, mais avons-nous récupéré notre souveraineté intérieure?
Nous avons obtenu le droit de gouverner, mais savons-nous réellement choisir notre destin?
La Tunisie vit un conflit identitaire. Un clivage, dans le sens psychanalytique du terme : une coexistence de réalités contradictoires, où l’on oscille entre fierté et désillusion, sans parvenir à réconcilier les deux.
L’indépendance piégée dans le regard des autres
L’indépendance, ce n’est pas seulement se libérer d’un oppresseur. C’est aussi se libérer du besoin d’être validé. Or, nous vivons dans le regard des autres.
Nous négocions notre souveraineté économique avec des bailleurs de fonds étrangers.
Notre scène politique oscille entre ruptures superficielles et conformisme de façade.
Nos jeunes rêvent d’ailleurs, convaincus que l’avenir ne se conjugue pas ici.
Nous sommes comme un individu pris dans un locus de contrôle externe, cette sensation d’être déterminé par des forces extérieures, plutôt que d’agir sur le monde. Nous subissons, plus que nous n’habitons notre propre histoire.
Alors, où est notre souveraineté ?
Sortir de l’ignorance pour retrouver notre liberté intérieure
L’ignorance n’est pas qu’un manque d’information. C’est une prison cognitive. Un peuple qui ne comprend pas son époque ne peut que la subir.
Aujourd’hui, notre inconscience nous maintient en servitude : esclaves d’un modèle économique où nous produisons sans créer; esclaves d’un climat politique où l’instantané écrase la réflexion; esclaves d’un fatalisme qui nous fait croire que le changement est impossible. Mais alors, comment sortir de cette inertie ?
Vers une indépendance réelle : déconstruire pour reconstruire
1. Penser autrement : notre vision du monde est façonnée par des schémas anciens. Si nous continuons à penser comme hier, nous revivrons hier. Aussi devons-nous :
– développer un esprit critique, une capacité à analyser les structures invisibles;
– revaloriser la culture du débat, non pas pour opposer, mais pour construire;
– réhabiliter la complexité en cessant de chercher des solutions simplistes à des problèmes profonds.
2. Soigner notre rapport à notre pays : un peuple qui doute de sa propre terre est un peuple en exil intérieur. Aussi devons-nous :
– redonner du sens à l’engagement, au lieu d’alimenter l’évasion;
– restaurer la notion de responsabilité collective, au lieu de toujours blâmer l’Autre;
– sortir du déni en reconnaissant nos failles pour mieux les dépasser.
3. Bâtir une gouvernance incarnée : l’indépendance ne se décrète pas, elle se construit par :
– un leadership qui ne se contente pas de «gérer», mais qui impulse une vision ;
– un peuple qui comprend que la souveraineté implique des devoirs, pas seulement des droits;
– un modèle économique qui cesse de mendier et qui commence à innover.
Vers une souveraineté intégrale : de la mémoire à l’action
Aujourd’hui, notre ambition ne doit pas se limiter à préserver ce qui a été acquis, mais à créer une nouvelle souveraineté, celle de l’esprit et de la vision.
L’Histoire nous a donné un territoire libre. Il est temps maintenant d’y inscrire une vision libre.
Bonne fête de l’Indépendance, et que cette journée soit le point de départ d’un renouveau, visible et invisible.
* Psychologue et psychanalyste.
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