Le décret-loi n° 2022-54, adopté en septembre 2022, prétend encadrer la diffusion de fausses informations sur Internet. Mais dans la pratique, il est perçu comme un outil de contrôle qui restreint la liberté d’expression. Cette tribune analyse ses implications sur la culture de la censure et sur la confiance des citoyens dans les institutions tunisiennes, et plaide pour une inflation de liberté plutôt qu’une répression mal appliquée.
Ilyes Bellagha *

Le décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, prétend encadrer la diffusion de fausses informations sur Internet. Mais dans la pratique, il est devenu un instrument paradoxal : au lieu de protéger, il restreint et intimide. Dans un pays qui se cherche encore après les bouleversements de décembre 2010 et janvier 2011, ce décret-loi est souvent interprété de manière large et utilisé comme un bâillon contre les voix critiques.
Menaces réelles pour la liberté d’expression
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que des responsables de diverses institutions menacent avec ce décret-loi, en inventant de toutes pièces des atteintes supposées. Et nous savons tous qu’ici, comme ailleurs, il est plus difficile de prouver son innocence que de nier sa culpabilité.
Mais le problème dépasse la loi elle-même. Toute loi tombe naturellement sous la houlette de l’interprétation, et notre société est culturellement formatée pour accepter la soumission – si ce n’est vis-à-vis du gouvernant, du moins vis-à-vis des juges. Le peuple, n’ayant pas encore acquis pleinement sa dimension de citoyen d’une république, confond le président avec le pouvoir : par conséquent, toute entorse aux règles est perçue comme sa responsabilité, et la liberté d’expression se retrouve encore plus bridée.
Héritage historique et culture de la peur
Le réflexe de peur que l’on observe aujourd’hui s’explique historiquement. Avant ce décret-loi, le cadre juridique existant contre la diffamation – principalement le Code pénal – servait déjà souvent à réprimer la parole publique. Ceux qui dénoncent aujourd’hui cette loi ou alimentent la polémique ont raison de craindre une régression du droit à l’expression, car cette peur est héritée des pratiques anciennes.
À cela s’ajoute le poids de la culture sociale : dès l’école, parfois dès la famille, nous apprenons ce que nous pouvons ou ne pouvons pas dire, sous peine de réprimande ou de honte. Tous ces codes et tabous façonnent nos comportements bien avant que la justice n’intervienne. Le décret-loi 2022-54, en criminalisant certaines publications en ligne, institutionnalise un mécanisme de contrôle déjà profondément enraciné.
Le problème qui se pose aujourd’hui est essentiellement un problème de confiance. Seule l’instauration de toutes les instances constitutionnelles et, en attendant, la création d’un vrai ordre professionnel des journalistes, distinct du syndicat, avec son conseil de discipline indépendant, pourra restaurer cette confiance et protéger la liberté d’expression.
Inflation de liberté plutôt que répression
Au lieu de nourrir le débat, ce décret-loi installe la peur et l’autocensure. Pourtant, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas d’une répression excessive, mais d’une inflation de liberté : plus d’espace pour dire, critiquer, proposer et expérimenter. Chaque opinion exprimée librement participe à la maturation de notre démocratie naissante, bien plus que des sanctions qui étouffent la parole.
Il est temps de reconnaître que la véritable protection d’une société ne se mesure pas par le contrôle des mots, mais par sa capacité à accueillir la diversité des voix, même discordantes. Le décret-loi 2022-54, tel qu’il est appliqué aujourd’hui, reste un obstacle à cette ambition. Il est temps de le repenser ou de le dépasser pour que la liberté d’expression devienne enfin un moteur de progrès et non un frein à notre renaissance collective.
* Architecte.
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