‘‘Ses Yeux’’, un classique du roman iranien enfin traduit en français

Publié en 1952, ‘‘Ses Yeux’’ de Bozorg Alavi est un jalon majeur de la littérature moderne iranienne. Pourtant, ce roman emblématique n’avait jamais été traduit en français jusqu’à aujourd’hui. Grâce à la traduction de Hoda Vakili, le public francophone découvre enfin une œuvre qui mêle intimité et politique avec une justesse rare.

Djamal Guettala

À travers le prisme de l’amour, de la mémoire et de la résistance culturelle, Alavi peint dans ce roman une époque tourmentée de l’histoire iranienne. Figure essentielle du courant réaliste iranien, il a su capter avec une lucidité exceptionnelle les fractures sociales et politiques de son temps. ‘‘Ses Yeux’’ s’inscrit dans cette démarche, mais se distingue en plaçant une femme au centre du récit. Dans une société où son regard était souvent ignoré, ce choix confère au roman une modernité et une humanité singulières.

L’amour, la mémoire et la résistance

L’intrigue suit Maḳân, peintre engagé et intellectuel critique du régime autoritaire de Reza Shah. Exilé pour ses convictions, il incarne la figure de l’artiste pris entre création et survie. Mais le fil narratif principal se concentre sur Fereshteh, la femme qui a aimé Maḳân en secret. À travers ses souvenirs, ses désirs et ses blessures, elle offre une vision intime d’un Iran en mutation, déchiré entre tradition et modernité, oppression et soif de liberté.

La voix de Fereshteh donne au roman toute sa profondeur. Elle raconte un amour impossible, mais aussi la répression qui étouffe la parole et la pensée. Chaque silence imposé devient témoignage de la peur et de la résilience. Chaque souvenir, un pont entre la douleur personnelle et la mémoire collective. Chez Alavi, l’intime devient politique, et la passion amoureuse se transforme en acte de résistance.

Le roman séduit aussi par sa langue. Fluide, sensible, picturale, elle traduit la double nature d’Alavi, écrivain et peintre. Les rues d’Ispahan et de Téhéran, les intérieurs feutrés, les ateliers, les visages et les gestes sont décrits avec la précision d’un pinceau. L’art y apparaît comme un refuge et un moyen de résistance face à la répression politique.

Dans ‘‘Ses Yeux’’, l’histoire individuelle rejoint celle d’un peuple. Fereshteh devient la métaphore de la condition des femmes et des intellectuels iraniens sous Reza Shah. Ce tissage entre intime et collectif donne au roman une force universelle, où la beauté du sentiment côtoie la douleur de l’exil intérieur.

Hoda Vakili, la passeuse entre deux mondes

Derrière cette traduction se tient Hoda Vakili, née à Ispahan en 1981. Son enfance marquée par la guerre l’a menée très tôt vers la lecture et l’imaginaire. Les classiques français — Hugo, Zola, Balzac, Camus, Sartre — ont façonné sa sensibilité. Après des études en peinture et une expérience dans la rédaction artistique, elle s’est tournée vers la traduction, convaincue que la littérature peut abolir les frontières.

Pour elle, traduire ‘‘Ses Yeux’’ n’a pas été un simple exercice linguistique : c’était rendre l’âme d’un peuple, transmettre ses émotions et ses nuances. Grâce à sa double culture et à son regard d’artiste, Vakili a su préserver la dimension picturale du roman tout en restituant sa tension politique et émotionnelle.

La traduction a exigé deux années de travail acharné. Entre fidélité au texte et fluidité du français, chaque phrase a demandé un soin particulier. Le projet a failli s’interrompre à plusieurs reprises, faute de moyens. Mais Hoda Vakili a trouvé un éditeur à Vancouver, Kidsocado, qui a cru en l’importance de cette œuvre et a permis sa publication.

Grâce à cette édition canadienne, le lecteur francophone peut désormais pénétrer l’atmosphère, les émotions et les tensions de l’Iran des années 1930-1940. ‘‘Ses Yeux’’ est aujourd’hui édité chez Kidsocado (Canada) et disponible sur les plateformes Amazon et Fnac, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle reconnaissance internationale de Bozorg Alavi.

Une œuvre à portée universelle

Lire ‘‘Ses Yeux’’, c’est entrer dans un monde où l’amour, la mémoire et la résistance sont indissociables. C’est découvrir comment un regard — celui d’une femme — peut révéler tout un pan de l’histoire d’un pays. Fereshteh n’est pas seulement une amante blessée : elle est le miroir d’une société en quête de justice et de reconnaissance.

Aujourd’hui, grâce à la traduction de Hoda Vakili, Ses Yeux rejoint les grands classiques mondiaux. Ce roman rappelle que la littérature, au-delà des frontières, demeure un espace de dialogue et d’émotion. Entre art et politique, douleur et beauté, il offre une vision rare de l’Iran et une invitation à réfléchir à la puissance de la mémoire.

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