Les garde-côtes tunisiens ont repris leurs activités de contrôle de la migration irrégulière au moment même où Ursula von der Leyen annonçait de nouveaux projets avec ce pays d’Afrique du Nord, dans une lettre adressée au Conseil européen.
Par Ricard González et Lola Hierro
La Tunisie a réactivé sa collaboration en tant qu’agent frontalier de l’Union européenne (UE). La décision de ce pays d’Afrique du Nord est intervenue après un confrontation au début de l’automne, lorsque le président Kaïs Saïed a déclaré «risible» un programme d’aide financière de 127 millions d’euros (139 millions de dollars). Les fonds – censés être fournis par l’UE – étaient liés à l’accord de lutte contre la migration irrégulière, signé début 2022 entre Tunis et Bruxelles. Mécontent, le chef de l’Etat a par la suite annulé une visite institutionnelle de la Commission européenne. Les désaccords avec l’UE se sont également traduits par un ralentissement des contrôles de l’immigration par les garde-côtes tunisiens.
Malgré les tensions liées à la mise en œuvre du protocole d’accord avec l’UE – signé en juillet et parrainé par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et la Première ministre italienne Giorgia Meloni – les garde-côtes tunisiens ont repris leurs activités en octobre. Dans le même temps, le président Saïed a depuis aplani les différends avec Bruxelles. Les données montrent qu’en comparaison, les garde-côtes ont assoupli leurs opérations au cours de l’été, au moment même où davantage de personnes prenaient la mer.
La Tunisie reste coopérative
Au cours des huit dernières années, les autorités tunisiennes ont intercepté en moyenne 48% de tous les migrants quittant les côtes du pays. Mais en juillet, lorsque le protocole d’accord entre Saïed et l’UE a été signé, ce chiffre n’était que d’environ 15%. En août, les interceptions ont encore diminué, à seulement 4%. Cependant, en septembre dernier, ils ont encore augmenté, pour atteindre 21%.
En octobre et novembre 2023, près de 20 000 personnes sont arrivées en Italie depuis les plages tunisiennes. La route migratoire entre ce pays d’Afrique du Nord et l’Italie est devenue pour la première fois la plus fréquentée de la Méditerranée centrale. Sur les plus de 150 000 personnes qui ont traversé la Méditerranée centrale sur des bateaux précaires depuis janvier, 62% sont parties des plages tunisiennes, selon Frontex, l’agence européenne des frontières. L’été dernier, lorsque tous les records ont été battus, 87% d’entre eux ont quitté la Tunisie. Le reste est parti de Libye, qui était auparavant la route principale.
L’arrêt des activités des garde-côtes tunisiens au cours de l’été en est la conséquence, explique Matteo Villa, chercheur principal à l’Institut italien d’études politiques internationales (ISPI). Il analyse depuis des années le phénomène migratoire entre les deux pays. «La Tunisie s’est montrée très active pour tenter d’empêcher les départs irréguliers. Si vous regardez les données, environ la moitié de ceux qui quittent ses côtes reviennent généralement», dit-il.
Cependant, en octobre, les pourcentages s’inversent : la Libye est, une fois de plus, le principal pays d’origine. Les garde-côtes tunisiens ont arrêté 82% des plus de 10 000 personnes qui tentaient d’entreprendre le voyage. En novembre, ils en ont arrêté 54%. Cette réactivation a coïncidé avec les projets annoncés dans une lettre de Von der Leyen au Conseil européen, dans laquelle elle annonçait un projet de lancement d’un nouveau partenariat de lutte contre la traite des êtres humains avec la Tunisie avant la fin 2023, avec le soutien des agences Europol et Eurojust. Le document mentionnait également que l’UE avait fourni «du carburant pour soutenir les opérations anti-contrebande» et que des responsables tunisiens avaient visité le siège de Frontex à la mi-septembre pour une «se familiariser» avec ses méthodes.
De plus, la police tunisienne a adopté une politique plus agressive contre les trafiquants, selon Romdhane Ben Amor, chercheur en migration au Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). «Ils ont appliqué une nouvelle politique consistant à s’en prendre aux ateliers de fabrication de barges. L’objectif est de fermer la mer [aux migrants]», a-t-il déclaré.
La colère du président Saïed
L’accord n’a pas bien démarré. Le président Saïed a même restitué 60 millions d’euros (66 millions de dollars) transférés par l’UE – l’excédent d’un fonds initialement alloué à la lutte contre le Covid-19. Cette décision était une protestation contre le retard dans la livraison des 150 millions d’euros (164 millions de dollars) de l’accord signé en juillet, qui promet plus d’un milliard de dollars d’aide au total pour mettre fin à l’immigration irrégulière vers l’Europe et soutenir la reprise financière du pays nord africain.
La Tunisie traverse une situation économique délicate, caractérisée surtout par un déficit public élevé et une pénurie de devises étrangères. L’annonce en septembre par Bruxelles d’un programme d’aide d’un montant de 127 millions d’euros (139 millions de dollars) a amené Saïed à déclarer qu’il n’était pas disposé à recevoir ces fonds, dénonçant un acte de «charité» humiliant. Quelques jours plus tard, le gouvernement de ce pays d’Afrique du Nord a annulé la visite prévue de la délégation de la Commission européenne.
Une source proche des négociations entre la Tunisie et l’UE assure à El Pais que l’administration de Saïed «recevra les 150 millions d’euros (164 millions de dollars) avant la fin de l’année», faisaant partie de l’engagement pris cet été.
Selon Ben Amor, la diminution de la surveillance des frontières lors des tensions avec l’UE n’est pas sans rappeler les stratégies que d’autres pays tiers – comme la Turquie, le Maroc ou la Libye – ont employées dans le passé pour obtenir certains accords ou faveurs en échange de contrôles aux frontières. «On voit une relation entre l’état des relations entre la Tunisie et l’UE et le zèle des garde-côtes», note-t-il. Francis Ghiles – chercheur principal au Barcelona Centre for International Affairs (Cidob) – partage cet avis. «Les Tunisiens utilisent la migration comme moyen de pression. Le Maroc l’a fait il y a trois ans pour que l’Espagne change sa position sur le Sahara», a-t-il déclaré.
Un rapport interne de Frontex évoque également cette nette diminution des arrivées de navires clandestins enregistrés depuis octobre, l’attribuant au travail des garde-côtes tunisiens. «Les activités préventives des autorités tunisiennes ont conduit à une diminution considérable des départs vers l’Italie. Tout assouplissement de ces mesures entraînerait un fort rebond du flux migratoire tunisien», peut-on lire dans le document de Frontex. La commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, a également exprimé cette position, lors d’une conférence de presse fin novembre.
Pour Francesco Pasetti – chercheur principal en migration au Cidob – la réaction de Saïed était le résultat de politiques européennes «arrogantes» et «irresponsables» envers un État souverain. «Le mémorandum parlait d’un milliard d’euros, dont seulement 10% sont consacrés au contrôle de l’immigration. 90% [des fonds sont destinés à] des mesures macroéconomiques pour remédier à la situation économique du pays, mais jusqu’à présent, ce qui est parvenu à la Tunisie concerne le contrôle de l’immigration. Leur position donc se comprend lorsque Saïed dit qu’ils ne sont pas les [gardes-côtes] de l’Europe. [Les Tunisiens] sont censés faire tout ce qui est une priorité pour l’Europe, alors que la situation dans le pays n’intéresse guère l’UE.»
L’accord prévoit l’octroi d’un milliard d’euros d’aide au gouvernement de Tunis, bien que ce transfert soit lié à la réalisation des réformes promues par le Fonds monétaire international (FMI). C’est un autre élément de discorde avec l’UE, puisque Saïed hésite à signer l’accord de prêt, en raison d’une question de souveraineté nationale.
Traduit de l’anglais.
Source : El Pais.
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