Entretien : Youba Thaziri ou l’Algérie à la croisée des identités

Youba Thaziri, écrivain algérien, explore des thématiques complexes comme l’identité, la religion et la coexistence dans son roman écrit en langue arabe (sous pseudonyme) ‘‘Les Enfants de la Juive’’. Inspiré par une amitié unique, il nous livre une réflexion sur la communauté juive en Algérie et sur les tensions sociales des années 90, notamment à travers la ville de Batna. Dans cet entretien, Thaziri partage ses motivations, son processus d’écriture et son désir de promouvoir la tolérance et la diversité dans une société souvent divisée 

Entretien conduit par Djamal Guettala

Kapitalis : Qu’est-ce qui vous a inspiré à écrire le roman Les Enfants de la Juive ? Y a-t-il des éléments autobiographiques ou des expériences personnelles qui ont influencé cette œuvre ?

Youba Thaziri : J’ai rencontré une personne avec qui j’ai ensuite noué une solide amitié. Son père était musulman algérien et sa mère juive algérienne. Cette amitié m’a permis de découvrir l’existence d’une communauté juive en Algérie, dont la majorité a quitté le pays dans certaines circonstances, tandis qu’une petite minorité a choisi de rester et de vivre dans son pays, mais en secret bien sûr, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer. Cette amitié m’a également permis de découvrir une autre communauté religieuse, celle des convertis algériens au christianisme, et de me pencher sur leurs conditions juridiques et leur situation religieuse et sociale. Mon ami avait rejeté la religion de son père ainsi que celle de sa mère, et avait adopté le catholicisme.

Quant à l’influence de ma propre vie et de mes expériences dans le roman, cela ne peut être nié, notamment en ce qui concerne la question de l’identité.

Pourquoi avez-vous choisi la ville de Batna comme lieu principal des événements du roman ? Quelle est l’importance de cette ville dans le contexte des années 90 en Algérie ?

Je voulais aborder dans mon livre une maladie grave qui affecte certaines nations et sociétés : le reniement de l’identité et l’affiliation à l’autre. Je n’ai trouvé en Algérie aucune ville plus adaptée pour parler de ce sujet que Batna.

La décennie noire est une période charnière dans l’histoire récente de l’Algérie. Comment avez-vous réussi à traiter cette époque dans votre roman tout en maintenant un équilibre entre la vérité historique et la fiction romanesque ?

J’étais étudiant à l’Université de Batna juste avant et pendant l’explosion de la tragédie nationale. J’ai été témoin de nombreux événements politiques et sécuritaires marquants de cette période difficile, tels que des manifestations, des grèves et des affrontements violents entre les forces de l’ordre et certains islamistes, etc. J’ai aussi assisté à de nombreux débats enflammés à l’université entre les partisans de l’État islamique et ceux de l’État laïque, d’un côté, et entre les nationalistes arabes et les berbéristes, de l’autre. C’est peut-être pour cela que j’ai beaucoup misé sur les dialogues dans mon livre.

Le triptyque politique, identité et religion est un axe central de votre roman. Selon vous, comment ces trois éléments interagissent-ils dans la société algérienne actuelle ?

Leur interaction n’est pas de bon augure. Nous sommes un peuple intolérant et étroit d’esprit, incapable d’accepter les opinions divergentes : l’islamiste déteste le laïc, l’arabiste méprise le berbère, le musulman ne supporte pas le non-musulman, et c’est réciproque. Nous prétendons tous aimer la liberté, mais en réalité, nous la voulons pour nous seuls et non pour les autres. De plus, nous manquons de méthode et de réflexion rationnelle : nous mélangeons religion et politique, nous introduisons la religion dans la science, et nous jugeons les choses par l’émotion plutôt que par la raison. Avec cette mentalité malsaine, il est impossible de bâtir un État avancé.

Vous abordez le sort des Juifs en Algérie. Pensez-vous que ce sujet est suffisamment traité dans la littérature algérienne ? Et comment avez-vous traité ce sujet sensible dans votre roman ?

Non, il n’a pas été suffisamment discuté. Certains écrivains évitent ce sujet en raison de sa complexité et de sa sensibilité, tandis que d’autres ne le considèrent pas digne d’intérêt. J’ai essayé, autant que possible, de rester objectif et neutre dans mon traitement de ce thème. J’ai donné à mes personnages d’origine juive la liberté de défendre leur religion et leur communauté avec tous les arguments dont ils disposaient. C’est la même approche que j’ai suivie avec d’autres dualités dans mon livre : croyant/athée, islamiste/laïque, arabe/berbériste, musulman/chrétien, musulman/juif, etc., laissant au lecteur le soin de choisir ce qui lui parle le plus.

Le roman aborde la question de l’identité algérienne et de la langue amazighe. Comment, à travers vos personnages et vos dialogues, avez-vous montré l’importance de cette question dans la société algérienne ?

J’ai beaucoup lu sur la question de l’identité et je me suis armé de nombreuses informations avant d’écrire ce roman. J’appartiens également à une région où les habitants ont souffert de discrimination et de mépris de la part de certains locuteurs arabophones en raison de leur langue amazighe.

Vos personnages se livrent à des discussions profondes et des dialogues captivants. Comment avez-vous construit ces dialogues pour refléter les conflits intérieurs des personnages et les tensions sociales de l’époque ?

J’ai fait de mon mieux pour me mettre dans la peau de mes personnages afin de pouvoir exprimer les pensées et les émotions qui les agitent. Pour éviter que le lecteur ne s’ennuie, j’ai ajouté un peu d’humour et de légèreté à ces dialogues.

Comment avez-vous développé vos personnages principaux pour refléter les courants idéologiques, politiques et religieux qui traversaient l’Algérie dans les années 90 ?

J’ai choisi pour chaque religion et chaque courant idéologique et politique un personnage distinct capable de défendre ses convictions. Puis, je les ai rassemblés dans des débats animés, les laissant s’affronter entre eux. De cette manière, j’ai offert au lecteur un panorama reflétant les réalités et les tensions qui dominaient la société à cette époque.

Le roman semble interroger la notion de tolérance religieuse dans la vie quotidienne. Selon vous, quelle est la véritable forme de tolérance dans la société algérienne actuelle, et comment avez-vous traité cette question dans votre livre ?

Je préfère le terme de «coexistence religieuse» à celui de «tolérance religieuse», car la tolérance s’applique à ceux qui nous ont offensés, pas à ceux qui sont simplement différents. La différence est une loi universelle et un droit humain. Tant que les Juifs et les chrétiens algériens sont contraints de vivre dans la clandestinité par peur de la majorité musulmane, il n’y a pas de véritable coexistence religieuse en Algérie, à l’exception peut-être de la coexistence fragile entre la majorité musulmane sunnite et la minorité musulmane ibadite.

Quelle est la place de la religion dans les relations entre les personnages ? Et comment avez-vous voulu illustrer les différences religieuses dans une société confrontée à des tensions identitaires et religieuses ?

Elle est primordiale. L’appartenance religieuse, en Algérie, prime sur l’appartenance nationale. Un musulman algérien préfèrera toujours un musulman malaisien ou pakistanais à un chrétien ou un juif algérien. C’est réciproque. Et c’est extrêmement dangereux.

Avez-vous été surpris par le succès des ‘‘Enfants de la Juive’’ ? Comment le public l’a-t-il accueilli, notamment en Algérie, où les sujets que vous abordez peuvent être sensibles ?

Il ne m’appartient pas de juger du succès ou non du roman. Cependant, mes lecteurs, avec qui j’ai échangé, ont été partagés entre l’admiration pour le livre et l’étonnement face aux thèmes que j’aborde et à ma manière de les traiter. Certains ont même douté de la véracité de certaines informations contenues dans le livre. Je leur ai expliqué que mon objectif n’était pas de leur imposer mes idées ou mes convictions, mais de provoquer un choc pour les inciter à lire et à rechercher la vérité par eux-mêmes.

Quel message souhaitez-vous transmettre aux lecteurs à travers Les Enfants de la Juive ?

Une société heureuse est celle qui célèbre la science, la justice, la liberté et la fraternité, et qui rejette l’ignorance, l’intolérance, la haine et l’oppression.

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