Le mal être des enseignants en Tunisie est le symptôme d’un déséquilibre collectif : une société qui glorifie le travail, mais oublie l’humain, qui continue d’exiger alors que le corps -et l’âme- n’ont plus rien à donner. Bref, une société qui épuise ses maîtres finit toujours par perdre ses élèves.
Manel Albouchi *

Hier, j’ai reçu une enseignante. Elle s’est assise face à moi, les mains jointes, la voix tremblante, et m’a dit : «Je n’ai plus de souffle. Même mon mari me reproche d’enseigner aux enfants des autres et de ne plus avoir l’énergie d’enseigner aux miens.»
Cette phrase, d’une simplicité bouleversante, résume l’état d’un pays : l’épuisement d’une vocation qui, faute d’écoute et de reconnaissance, s’essouffle.
Une société qui continue d’exiger alors que le corps -et l’âme- n’ont plus rien à donner.
Quand le feu qui s’éteint sous la craie
Les classes sont surchargées, les niveaux hétérogènes, les moyens dérisoires. Une seule enseignante doit souvent gérer deux niveaux à la fois, improviser, combler les manques, apaiser les tensions.
Le passage de 18 à 24 heures de travail pour certains n’est pas une simple réforme administrative : c’est une mutation du sens. On demande plus à ceux qui ont déjà tout donné. Et pendant que les salaires stagnent et les inégalités s’accentuent, ceux qui s’investissent le plus s’épuisent le plus.
Dans le silence des classes, la craie se brise, le souffle aussi. Et quand l’enseignante rentre chez elle, il ne reste plus d’énergie pour aider ses propres enfants à apprendre, à parler, à rêver.
L’anxiété ronge en silence
Cette femme souffre d’anxiété d’adaptation. Son corps traduit ce que son esprit tente de contenir : la peur de ne pas y arriver, la culpabilité de ne pas suffire, la honte de ne plus aimer ce qu’elle faisait par passion. Son cœur bat vite, ses nuits sont courtes, sa respiration courte aussi.
Mais ce qu’elle vit dépasse son histoire personnelle. C’est le symptôme d’un déséquilibre collectif : une société qui glorifie le travail, mais oublie l’humain. Et quand la mère souffre d’anxiété, elle la transmet -malgré elle- à ses enfants. Parce qu’un enfant ne retient pas ce qu’on lui dit : il absorbe ce qu’il ressent.
Alors, quand la maîtresse tremble, c’est toute une génération qui apprend la peur avant la lecture.
Le père absent, la mère s’épuise
Sur le plan symbolique, cette crise traduit la disparition du père protecteur : l’État. Celui qui devait poser la Loi, garantir la mesure, apaiser les tensions.
En son absence, c’est la mère -l’école, l’enseignante, la femme- qui compense, jusqu’à l’épuisement. Mais nul ne peut jouer tous les rôles à la fois sans perdre son souffle. Et quand la mère s’effondre, le foyer tremble.
La récente grève des enseignants n’est donc pas une simple grève, c’est un cri adressé au Père symbolique : «Reviens nous donner la mesure. Reviens nous protéger.» Sauf que l’Etat, à vouloir tout gérer, s’en trouve lui aussi dépassé et à court de solutions.
Quand le silence devient lourd
L’épuisement des enseignants n’est pas un fait divers. C’est un fait de civilisation. Quand ceux qui transmettent la vie n’ont plus la force de la vivre, ce sont les enfants qui paient la facture. Eux ressentent la lassitude, l’irritabilité, le vide d’énergie. Et peu à peu, ils apprennent, eux aussi, à vivre dans la tension.
L’école n’est plus un lieu d’élévation : elle devient un champ de survie. Mais une société qui épuise ses maîtres finit toujours par perdre ses élèves.
Pour conclure cette chronique, quelques messages simples : on ne peut pas continuer à enseigner sans souffle, à aimer sans reconnaissance et à éduquer sans énergie vitale.
La récente grève des enseignants aura été une respiration. Un moment pour se rappeler que l’école n’est pas un service, mais un espace sacré où se forge l’âme d’un peuple.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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