S’il veut réellement que la postérité ne garde pas de lui une image négative, celle d’un président farfelu et d’un apprenti-despote, mais celle, positive, d’un vrai réformateur, Kaïs Saïed n’a qu’à cesser de croire qu’il détient la vérité et qu’à apprendre à écouter plutôt que de… s’écouter.
Par Salah El-Gharbi *
La publication de la version finale du projet de nouvelle «Constitution» devant faire l’objet d’un référendum le 25 juillet courant semble avoir surpris certains, offusqué d’autres, et suscité, dans l’ensemble, d’interminables controverses qui risquent d’accaparer les attentions durant trois semaines. Pourtant, la messe était dite bien avant.
En fait, tout ce que nous venons de vivre depuis la nomination des commissions «consultatives» jusqu’à la fameuse consultation populaire du 25 juillet fait partie d’une sorte de scénographie conçue et orchestrée par l’équipe présidentielle et doit aboutir à l’adoption, quoi qu’il arrive et sans appel, du texte de Kaïs Saïed.
Dès le lendemain du scrutin (qui va coûter 80 millions de dinars à une communauté nationale en détresse financière), la sainte constitution, déjà entérinée, la vie reprendra son cours et la population, bercée d’illusions, retrouvera, ainsi, le désordre ordonné dans lequel elle a toujours évolué, tout en continuant à verser son aigreur sur la cherté de la vie et à pester contre les maigres salaires qui seraient insuffisants pour boucler les fins de mois…
Au même moment, la légitimité renforcée, l’autorité raffermie et l’esprit rasséréné, notre «Président-protecteur» se remettra, de son côté, à gesticuler, à vociférer en menaçant les «ennemis du peuple», leur promettant le fer, le feu et le sang.
L’UGTT ne se risque pas à aller à l’affrontement
D’ailleurs, conscient des enjeux, le secrétaire général de l’UGTT, le nouveau «chantre de la démocratie» qui était depuis des semaines dans la défiance à l’égard du président, préfère anticiper, cesse subitement de fanfaronner et décide de ne pas s’engager dans le débat national à propos de la nouvelle Constitution.
En fait, les apparatchiks de la centrale syndicale qui ont beaucoup de choses à se reprocher et qui voient le vent tourner ne semblent pas prêts à se risquer en allant à l’affrontement avec un président déterminé et, surtout, «populaire».
Il faut reconnaître que Kaïs Saïed est un madré stratège. Contrairement aux «Frérots», qui n’étaient que des abrutis, cupides et rustres, notre Ayatollah sans turban vient de faire preuve d’une grande habileté politique. Ainsi, et après avoir longuement médité, scruté et étudié la nature profonde de ses concitoyens, il s’était rendu compte que son «peuple» présentait un détonnant patrimoine génétique fait de couardise, de tartufferie, d’esbroufe et d’esprit grégaire avec un zeste de mépris pour tout ce qui touche à la raison et à la loi des hommes.
Les méchantes élites qui spolient le gentil peuple
«Bourguiba l’a fait, Ben Ali aussi. Pourquoi pas moi ?», devait-il se dire, en se regardant dans la glace, le matin en se rasant. Aussitôt, il s’était mis à l’œuvre flattant la foule, la cajolant, lui passant ses caprices et, de temps à autre, surexcité, il se mettait à la galvaniser contre les méchants qui spolieraient le gentil peuple et qui chercheraient à l’affamer…
Qui connaît mieux que notre président l’heureux pays qu’est le nôtre, ce pays des paradoxes, un pays où, quand on légifère en vue d’instaurer de l’ordre, on favorise l’arbitraire et le désordre, un pays où l’on confond encore trottoir et chaussée, un pays où la population se méfie du droit, mais s’incline devant la force brutale, rechigne à se conformer aux règles les plus élémentaires du vivre ensemble, mais nourrit une peur viscérale et héréditaire du représentant de l’ordre ?
Une constitution, quel que soit son contenu, ne fait pas une communauté épanouie et prospère. Vous pouvez préconiser les lois les plus innovantes, les plus libérales, elles ne sauraient être perçues de la même manière chez une population mature ou chez un «peuple», comme disait l’autre, encore à la recherche de lui-même, naviguant entre deux mondes diamétralement opposés, balloté entre un lourd héritage de bédouinité culturelle tenace et la réalité d’un monde qui bouge d’une manière surprenante. Une constitution ne change pas un peuple. Ce sont les peuples qui s’inventent leur propre constitution.
Dans ce pays des paradoxes, on a beau légiférer en vue de faciliter la vie des gens, de les protéger, ou d’instaurer un certain ordre au profit de la communauté. Peine perdue. Car, chez nous, contrairement aux autres, plus on cherche à établir l’ordre au profit de tous, à assurer le bien-être commun, plus on risque de favoriser l’arbitraire et le désordre.
C’est ainsi qu’en décrétant l’obligation de porter le casque pour les motocyclistes ou celle de porter la ceinture de sécurité pour les automobilistes, qu’a-t-on fait, par exemple, sinon encourager le brigandage sur les routes ?
Cette part d’Ennahdha qui est en nous !
Il est vrai que Kaïs Saïed nous a «débarrassés des Frérots», comme certains se plaisent à le souligner depuis des mois, par indulgence ou par naïveté, mais il ne nous a pas, pour autant libérés de nous-mêmes. D’ailleurs, tout compte fait, qu’est-ce qui sépare, idéologiquement, Ennahdha des mouvements panarabes ou de la gauche radicale, peu de chose. Même dogmatisme idéologique, même schémas de discours stéréotypés…
Même «l’élite» qui se veut ouverte, progressiste, éclairée, patauge, elle aussi, dans ses contradictions, la conscience meurtrie, ne sachant vers quel saint se vouer, tiraillée entre les valeurs, la culture et le mode vie de l’Occident et l’héritage culturel qui semble la ramener à ce qu’elle est essentiellement.
Sinon, comment expliquer, à titre d’exemple, que nos «progressistes» font mine de fustiger les islamistes à l’intérieur du pays tout en les cautionnant sans discernement ailleurs, de vomir les «Nahdhaouis» tout en soutenant les militants de Hamas ou de Hezbollah qui sévissent contre leurs propres concitoyens ?
En fait, notre façon d’attribuer l’échec collectif auquel nous assistons aujourd’hui à la seule Ennahdha est excessif et injuste. On dirait qu’en s’acharnant contre ce mouvement, on chercherait à étouffer la part d’Ennahdha, aussi tenue soit-elle, en nous. Comme on n’a pas suffisamment de courage, qu’on manque de lucidité et qu’on n’ose pas faire sereinement le procès de l’Avant-14/01/2011, du quinquennat calamiteux de Béji Caïd Essebsi, du rôle joué par l’UGTT et de l’extrême gauche… sans parler de celui d’une population déboussolée et déresponsabilisée, on préfère taper sur Ennahdha, devenu le mal absolu comme pour se donner bonne conscience.
Avec un président imprévisible, imperméable à la discussion et entouré d’une sorte de secte, les temps vont être très difficiles et très agités. Car, n’ayant pas conscience des enjeux, obsédé comme il est par sa personne, le président, malgré l’importance des prérogatives qu’il venait de s’octroyer, risque de rencontrer des embûches dans un pays qui a beaucoup changé. Ce qui était possible sous Bourguiba ou sous Ben Ali, ne le sera pas aujourd’hui.
Alors, s’il veut réellement que la postérité ne garde pas de lui une image négative, celle d’un président farfelu et d’un apprenti-despote, mais celle, positive, d’un vrai réformateur, Kaïs Saïed n’a qu’à cesser de croire qu’il détient la vérité et qu’à apprendre à écouter plutôt que de… s’écouter.
* Universitaire et écrivain.
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