Si les choses avaient évolué autrement en Tunisie au cours de la dernière décennie, en tenant réellement compte des intérêts supérieurs de la nation, ni Rached Ghannouchi ni Kaïs Saïed ne seraient devenus aujourd’hui les deux principaux acteurs politiques du pays, et qui tiennent les clés de son destin.
Par Ridha Kefi
Maintenu en liberté, hier soir, mardi 19 juillet 2022, après avoir été entendu par le juge d’instruction près le pôle antiterroriste dans le cadre de l’affaire de l’association Nama Tounes, le président du mouvement Ennahdha, qui craignait sérieusement d’être incarcéré, a cru devoir se féliciter de l’indépendance de la justice en Tunisie. On croit rêver !
Le chef islamiste a en effet posté, hier soir, ce commentaire sibyllin sur son compte twitter : «Comme mouvement politique, nous nous sommes habitués à l’exclusion par les jugements corrompus, mais le tribunal a prouvé aujourd’hui son indépendance».
Ce témoignage laisse perplexe. Pour les juges dont le chef islamiste donne la fausse impression de louer l’indépendance, c’est comme un baiser de la mort ou un coup de pied de l’âne. Car, on y lit, entre les lignes, une condamnation définitive de ce corps qui, à toutes les époques, était soumis au pouvoir exécutif et produisait des «jugements corrompus» (sic !)
Les deux gagnants de la tragi-comédie
En quoi la décision d’hier soir, et sans entrer dans les détails du dossier que les avocats du leader islamiste ont qualifié de «vide», pourrait-elle faire exception, quand on sait que la comparution de M. Ghannouchi est intervenue suite à de fortes pressions du président de la république, Kaïs Saïed, sur le corps de la magistrature accusé de se dérober à ses responsabilités dans l’assainissement de la scène politique dans le pays, et, surtout, à quelques jours du référendum sur la nouvelle constitution proposée par le chef de l’Etat et où, justement et comme par pure coïncidence (!), la justice n’est plus considérée comme un pouvoir mais comme une simple fonction subordonnée à l’Etat, totalement incarné par un président de la république omnipotent ?
Sur un autre plan, et tout compte fait, ont sait qui sont les gagnants de la tragi-comédie de la comparution de Rached Ghannouchi devant le juge d’instruction du pôle antiterroriste.
C’est surtout, d’abord, Rached Ghannouchi lui-même, qui a profité de ce vrai faux procès pour se refaire une virginité, se présenter comme un militant des droits et des libertés muselé par un pouvoir autocratique – c’est, en tout cas, l’image colportée par la plupart des grands médias internationaux.
Il a réussi, par ailleurs, à rassembler de nouveau les éclats de son parti, Ennahdha, qui, il y a quelques semaines, était dans un état de déliquescence avancée.
Hier encore décrié par les ténors du mouvement islamiste pour ses méthodes autocratiques et son refus d’instaurer des règles démocratiques dans la gestion des affaires intérieures du parti, ne le voilà-t-il pas qu’à la faveur de ce procès, M. Ghannouchi reprend du poil de la bête, renaît de ses cendres et impose de nouveau l’unanimité autour de sa personne au sein de hiérarchie islamiste ?
Demi-vérité et total mensonge
L’autre gagnant de ce vrai faux procès est, on l’a deviné, Kaïs Saïed. Le président de la république, qui cherche à faire adopter un projet de constitution que n’auraient pas renié les islamistes de tous bords, n’est pas peu content de prouver, à cette occasion, qu’il reste, malgré tout, le principal ennemi d’Ennahdha et le principal garant de son exclusion du champ politique national.
Ce qui est, on le sait, une demi-vérité sinon un total mensonge. Car, lors de l’annonce des mesures exceptionnelles, le 25 juillet 2021, Ennahdha était presque mort, et ce sont les Tunisien(ne)s qui, au terme d’une décennie de lutte contre l’islam politique, ont «tué» Ennahdha. Kaïs Saïed, qui doit son élection aux islamistes, n’a fait, en réalité, que cueillir un fruit déjà tombé de l’arbre.
L’ennemi de Saïed n’est pas l’islam politique ni même Ennahdha, qu’il continue du reste de courtiser en perspective du référendum du 25 juillet sur le projet de constitution et même des présidentielles de 2024. Son ennemi reste Ghannouchi, et il va d’ailleurs œuvrer, jusqu’au bout, à lui laisser le pied à l’étrier, car les deux hommes n’existent que… l’un par l’autre.
Pour ceux qui ne veulent pas comprendre, disons plus crûment que Saïed, qui n’a ni vision ni programme ni parti, n’existera pour les Tunisien(ne)s qu’en tant que garant du non retour de Ghannouchi aux affaires. Ce dernier est donc, en quelque sorte, son assurance vie, d’autant que son bilan, au terme de deux ans et demi de pouvoir, est quasiment nul.
Les aveuglements successifs des Tunisien(ne)s
Au terme de cette analyse, les lecteurs ont sans doute deviné qui est le principal perdant de ce théâtre d’ombres : ce sont, bien sûr, les Tunisien(ne)s qui par leurs mauvais choix successifs, dictés par leur inculture politique, leur naïveté ou leur opportunisme, ont souvent mis au pouvoir les moins méritants parmi leurs concitoyens, les plus bavards, les plus incompétents et les plus nuisibles à leurs intérêts. La crise carabinée, politique, économique, financière et sociale, où ils se morfondent depuis 2011, sans espoir de rémission, est la conséquence directe et irrémédiable de leurs aveuglements successifs.
Non, si les choses avaient évolué autrement, en tenant réellement compte des intérêts supérieurs de la nation, ni Rached Ghannouchi ni Kaïs Saïed ne seraient devenus aujourd’hui les deux principaux acteurs politiques du pays, et qui tiennent les clés de son destin. Quel gâchis !
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