Trois présidents, chacun son attirail, comptent administrer la république tunisiennes sans garantie de succès. Trois institutions qui reviennent très cher à la collectivité mais qui ne serviront strictement à rien. Aux sombres perspectives qui s’annoncent, aucune solution ne sera trouvée malgré leurs adresses au peuple, leurs déclarations solennelles, leurs promesses et leurs avertissements.
Par Yassine Essid
On nous reproche souvent à travers des commentaires désobligeants, interprétations agressives et jugements hâtifs, le tout souvent enrobé dans l’insulte et le langage grossier, nos propos «défaitistes».
En d’autres termes, nous ne faisons qu’accepter le cours des événements comme si tout était déterminé d’avance, comme s’il s’agissait d’une irrévocable fatalité que l’on se limiterait à commenter. On n’aurait fait, dit-on, que souhaiter ardemment l’échec des politiques des gouvernements successifs, voire nous réjouir que demain sera moins bon qu’aujourd’hui, admettre que les temps sont durs, que les gouvernements ne se rendent pas compte de la réalité des choses, que le bilan de l’évolution du pays serait pour nous nécessairement compromis, qu’on serait gagnés par une constante insatisfaction quant au rôle pivot des partis politiques qui n’auraient aucun avenir dans le processus de démocratisation du pays, qu’aucune personnalité politique ne trouve grâce à nos yeux. Enfin, que nous sommes les dignes représentants de cette race d’inconditionnels de la défaite censés flétrir tantôt l’idéologie néolibérale, tantôt le prosélytisme islamique ou le militantisme ouvrier et, au bout du chemin, l’âme et le cœur de tous les braves gens au regard des questions qui décideront si notre société continuera ou non d’exister, si des millions d’individus prospéreront ou périront.
Sous certains régimes, une telle accusation nous aurait valu d’être traînés en justice et menés tout droit à l’échafaud. Les dictatures traquent en effet tout «défaitisme», et policiers et juges désignent sous ce vocable toute une série de discours, de ressentiments individuels et de comportements publics pouvant porter atteinte au moral de la population. Ainsi, combien même nous serions troublés par les événements et l’incertitude terrible de la situation de ce pays, on se doit donc de faire preuve de recul, de «relativiser».
Une stratégie de résistance au régime des Mollahs de Mont-plaisir
Plaise à Dieu que nous n’ayons pas besoin, pour le moment du moins, de griffonner à la craie sur les murs nos invectives furibondes contre le régime des Mollahs de Mont-plaisir. Ça viendra peut-être. Profitons, tant qu’il est encore temps, d’élaborer librement nos chroniques comme l’expression d’un mécontentement légitime, le témoignage d’une franchise et d’un désarroi de l’esprit, voire d’une stratégie de résistance face à la résurrection des projets insidieux qui rappellent le scénario de l’époque de la «troïka» (la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, ayant gouverné de janvier 2012 à janvier 2014, Ndlr) : piller le pays, instaurer le désordre et l’insécurité, verrouiller tant que faire se peut les alternatives politiques en faisant de la conspiration un véritable mode de gouvernement, comme c’est déjà le cas dans la Turquie démocratique d’Erdogan; un régime oppresseur par définition, devenu mondialement honni et qui sert pourtant de modèle pour son complice Rached Ghannouchi, en Tunisie.
Au-delà de l’Allemagne nazie ou de l’Union soviétique de Staline ou de la Chine de Mao, il serait difficile de citer une purge politique de l’envergure de celle qui a suivie le «putsch manqué» de juillet 2016, en Turquie. L’ampleur des arrestations fut telle que les préparatifs en auraient été anticipés, remettant en question le bien-fondé de la version officielle du coup d’État.
Celui qui est déjà venu nous montrer en septembre 2011 la seule voie à suivre est retourné en 2013 pour constater la réalité du naufrage du pouvoir des islamistes et leur incapacité à gouverner. Mais, grâce à Dieu, les voilà de retour, moins fiers certes, moins arrogants, mais toujours incapables de saisir à bras-le-corps les problèmes fondamentaux du pays, à prendre les décisions et trancher. Mais qu’importe. Recep Tayyip Erdogan, qui a fomenté un simulacre de coup d’Etat pour se débarrasser des milliers d’opposants, a été la première destination post électorale de Ghannouchi qui est allé annoncer à son frère de combat qu’ils sont désormais les deux survivants de la confrérie des Frères musulmans (Mohamed Morsi est mort) à avoir mis à contribution la démocratie pour faire croire au monde la capacité de l’islamisme à sortir enfin de l’idéologique, du dogmatique et à se définir positivement contre d’autres; à envisager des constructions sociopolitiques plus larges que la seule observance des règles de la charia.
Or, tout le monde sait que même en démocratie, la souveraineté n’appartient pas au peuple mais à qui possède le pouvoir «suprême et absolu» reconnu comme un droit légitime de décider en dernier ressort de la politique d’une communauté.
Mieux vaut parler et être taxé de défaitisme que se taire et être accusé de lâcheté
Un ami, jusque-là fidèle lecteur, m’a avoué qu’il avait cessé de lire mes chroniques car il les trouvait particulièrement déprimantes et «anxiogènes»; qu’il aurait aimé accéder à des textes qui rassurent et répondent à ses aspirations de chef d’entreprise prospère. Il n’a que faire, disait-il, des tactiques partisanes, des débats parlementaires oiseux, des sinistres machinations ou marchandages politiciens. Le contexte politique et social empoisonne suffisamment le quotidien pour ne pas s’encombrer davantage des incertitudes du lendemain qui ébranleraient les convictions les plus enracinées quant aux vertus de la démocratie et de l’économie néolibérale de marché, car en vociférant de la sorte on ne réussirait qu’à effaroucher davantage ceux qui ont déjà que trop de craintes par nature.
Or notre nos propos dits «défaitistes» autant qu’«anxiogènes» se doivent, afin qu’ils soient correctement interprétés, d’être restitués dans leur contexte temporel, spatial, politique et sociologique. Car il vaut mieux parler au risque d’être taxé de défaitisme que se taire et être accusé de lâcheté.
Aux discours jugés «défaitistes» et «anxiogènes», ajoutons pour embêter les frileux celui d’«alarmiste» ! Car il faut se préparer au pire, à l’avènement d’un phénomène nouveau rendu possible par le principe même du processus démocratique; le totalitarisme islamiste.
La dégradation du régime parlementaire, la déconfiture de tous les partis dits progressistes et modernistes, la crise économique, l’entretien de l’ignorance, le réveil «explosif» d’une identité allogène dépouillée de ses cadres naturels, l’intervention plus que jamais nécessaire de l’État dans la vie économique et sociale et l’arrivée au pouvoir d’une clique qui appréhende uniquement l’islam comme une idéologie politique de combat; tout cet ensemble fait appel à une forme d’organisation de la cité où l’homme sera délibérément sacrifié aux exigences du dogme d’un islam idéologisé s’exprimant à travers des actes plus ou moins violents. Car, encore une fois, Ennahdha et consorts sont tristement connus pour leur inaptitude viscérale à faire face à leurs responsabilités, et toujours aussi inaptes à gérer un pays.
On réorganise la société, le respect de la charia viendra plus tard
Grâce aux manœuvres de Rached Channouchi, c’est la première fois que nous nous retrouvons, sans équivoque, avec un triumvirat qui veut créer une alternative à part entière à tous les autres formes d’organisation du destin collectif. Son champ de prédilection sera l’action sociale et politique, le respect de la loi islamique restant pour le moment au second plan. Ils œuvreront dans un premier temps pour une réorganisation totale de la société à partir d’un État vraiment islamique, le respect de la charia viendra plus tard.
Trois présidents, chacun son attirail, comptent administrer la république sans garantie de succès. Trois institutions qui reviennent donc très cher à la collectivité mais qui ne serviront strictement à rien. Aux sombres perspectives qui s’annoncent, aucune solution ne sera trouvée malgré leurs adresses au peuple, leurs déclarations solennelles, leurs promesses et leurs avertissements. L’actuel pouvoir sera comme ses prédécesseurs, figé dans une posture d’attente, fera de la politique au jour le jour et sombrera petit à petit, tout comme le pays d’ailleurs, dans l’immobilisme et bientôt dans la faillite.
Mais d’abord de quel pouvoir parle-t-on? Celui de Carthage, de la Kasbah, du Bardo, ou celui qui régente de loin le pays à travers les agences qui attribuent la notation des dettes souveraines et conditionnent nos capacités et nos conditions d’emprunt ?
Un président sans pouvoir réel et sans souplesse
À la tête de ces trois protagonistes que tout rapproche, il y a Kaïs Saïed, le chef de l’Etat. Sans pouvoir réel, il est en train de s’initier à sa fonction en surmontant surtout des défauts de caractère à proscrire absolument. Parce qu’il ne se regarde jamais dans un miroir, il ne remarque pas ce qu’on voit : son incapacité à améliorer la coordination de ses mouvements physiques, à gagner en souplesse dans sa gestuelle, à regarder ses interlocuteurs dans les yeux, et faire en sorte que sa voix ne soit pas monotone et s’accorde toujours avec ce qu’il raconte.
N’ayant jamais été vraiment capable d’empathie à l’égard des autres, on comprend qu’il lui en coûte d’être obligé de se mêler aux gens, de rester à l’écoute, de se représenter l’état émotionnel de quelqu’un d’autre. Il découvre alors, péniblement, que l’empathie, cognitive et émotionnelle, est essentielle pour la qualité de ses relations avec ses collaborateurs et la population, car si on ne peut pas ressentir ce que l’autre vit, la vraie communication est coupée. Alors il multiplie les rencontre avec certaines catégories de la société qui l’aident à maintenir plus de facilités à comprendre les métaphores, le sens figuré, voire l’ironie, et ne prend plus ce que ses interlocuteurs lui disent au pied de la lettre.
Par ailleurs, ses nouvelles fonctions lui commandent de s’éloigner d’une certaine routine, s’adapter aux changements, aux imprévus et aux charges qu’impose sa fonction, notamment celle de représenter le pays à l’étranger. Sa réticence à voyager risque de devenir problématique. À deux reprises, il a délégué Youssef Chahed pour le représenter en Algérie et en France. Or un président de la république qui vient de prendre ses fonctions se doit de ne jamais rater l’occasion de multiplier les contacts avec les leaders étrangers.
Enfin, parmi les sacrifices exigés par un mandat de cinq ans, la nécessité d’élire domicile au palais de Carthage. Or il préfère mobiliser deux fois par jour des centaines de policiers, qui seraient bien plus utiles ailleurs, censés sécuriser son cortège sur un parcours de trente kilomètres. C’est inacceptable aussi bien du point de vue du contribuable que pour la gêne occasionnée aux usagers de la route.
Un commis de magasin au service de ses maîtres islamistes
Le deuxième, Habib Jemli, à qui on a confié la composition du gouvernement, est un parfait inconnu de la scène tout court. Désigné «dans des conditions opaques», celui dont on ne sait même pas prononcer le nom est une personnalité génétiquement modifiée : d’abord Nahdhaoui, ensuite proche d’Ennahdha pour finir avec le statut d’indépendant.
Englué dans une agitation vaine, cet ex-secrétaire d’Etat à la biographie aussi interminable et trompeuse que celle d’une vedette de cinéma, multiplie les consultations selon des directives claires de la part de ses maîtres islamistes. On ignore sa vision de l’avenir, sa conception du monde, les moyens qu’il entend mettre en place pour installer une meilleure gouvernance. Il s’agit seulement d’un commis de magasin à qui serait dévolue la charge d’inscrire lisiblement les noms de postulants sur une liste selon les consignes des ses patrons. Il apparaît déjà dépassé par une charge dont il ne soupçonnait nullement la densité. Mais n’ayez crainte, il sera très vite condamné à courir en permanence derrière les événements, tiraillé entre les exigences des ses bienfaiteurs et les impératifs qui commandent sa fonction de Premier ministre.
Un vieillard haut perché jouant au grand manitou
Le troisième est le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’inénarrable Rached Ghannouchi. Un vieillard haut perché, à la posture ridicule, assumant in-extremis la fonction symbolique de grand manitou qui anime toute l’organisation des pouvoirs. Il décide de tout en sacrifiant le résidu de dignité qui lui reste, multipliant les bourdes, montant au créneau, supportant les interpellations désobligeantes de la députée Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) qui ne lui reconnaît aucune autorité tout en gardant un œil suspicieux sur les représentants de Qalb Tounes qui le tiennent à leur tour en otage et dont il craint un retournement d’alliance.
Avant même que le gouvernement ne soit constitué, les trois pouvoirs souffrent déjà de discrédit auprès de l’opinion qui ne résulte pas d’un manque de communication ou de présence médiatique, mais au fait qu’il ne se passe toujours rien, qu’ils sont tous les trois incapables, malgré leurs fanfaronnades et leur baratin, de formuler des engagements précis laissant prévoir des lendemains meilleurs.
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