Accueil » Le poème du dimanche : ‘‘Je voyage avec Dionysos’’ de Angelos Sikelianos

Le poème du dimanche : ‘‘Je voyage avec Dionysos’’ de Angelos Sikelianos

Ángelos Sikelianós, né à Leucade 1884 et décédé à Athènes en 1951, est l’un des plus importants poètes grecs moderne. Sa poésie met en relief ce qu’il appelle «l’Idée Delphique», dans l’espoir d’unir toutes les nations de la terre dans une communauté spirituelle fondée à Delphes où les arts, la paix et la bonne volonté seraient développés avec, en toile de fond, le mythe primitif et la tragédie antique en tant que facteurs d’universalité.

Septième et dernier enfant d’un père professeur de français et d’italien et d’une mère instruite, il a une enfance heureuse, s’épanouissant au contact de la nature préservée et verdoyante de l’île de Leucade, et dans l’atmosphère culturelle où il baigne en famille.

En 1902, il publie un recueil de poèmes influencé par le symbolisme italien et français. Très tôt il étudie Homère, Pindare, les philosophes: Socrate, Platon, Eschyle, mais aussi la Bible et les écrivains étrangers comme D’Annuzzio. Il effectue aussi plusieurs voyages à Paris, à Rome et au Caire, et se tourne vers la poésie et le théâtre.

En août 1906, chez Isadora Duncan, il entre en contact avec une colonie d’expatriés américains qui ont décidé de vivre comme les Grecs de l’Antiquité, et de s’habiller de tuniques drapées à l’ancienne. Cette communauté cultive le chant, la danse, la poésie byzantine, dans une atmosphère de mysticisme qui joue un rôle important dans le refus de l’intellectualisme et du rationalisme par Sikelianós. Là, il fait la connaissance d’une jeune Américaine, Evelina Courtland Palmer, étudiante en archéologie grecque et chorégraphie à Paris. Il l’épouse en en 1907. Le couple a des intérêts littéraires communs dont l’idéal est la Grèce antique. Il se lie aussi d’amitié avec le célèbre romancier Nikos Kazantzakis.

En 1921, sa poésie met en relief l’Idée Delphique, dans l’espoir d’unir toutes les nations de la terre dans une communauté spirituelle fondée à Delphes où les arts, la paix et la bonne volonté seraient développés avec, en toile de fond le mythe primitif et la tragédie antique en tant que facteurs d’universalité.

Avec son épouse, en 1927, Sikelianós organise le Festival de Delphes comportant un programme de tragédies antiques, de musique byzantine, de compétitions sportives, de danses folkloriques, une exposition d’art populaire, etc. Cette initiative lui vaut une récompense de l’Académie d’Athènes en 1929. Le couple reprend cette tentative en 1930 qui a un retentissement international malgré les difficultés de l’époque.

Après la guerre, sa santé se dégrade. Il a un accident vasculaire cérébral et est hospitalisé à deux reprises. À la fin de janvier 1951, Georges Séféris qui lui rend visite témoigne de son état dramatique : «La mort qui tombe comme neige sur lui l’a à demi enseveli». Le 4 juin 1951, ayant absorbé par erreur un désinfectant, au lieu de son médicament, il est transporté à l’hôpital, où il décède le 19 juin suivant.

Et d’abord
Dans la nuit aveugle
Laissant peser mon corps sur des mains invisibles,
J’ai marché, terre, sur tes sillons gravides.

Ton sol était tendu
Comme une peau de bœuf sur un tambour
Et sous mes talons je la sentais frémir
Au grand rythme du monde.

Comme un aveugle de naissance
Qui, au moindre bruit près de lui,
Lève machinalement ses yeux morts vers le ciel
– comme si toujours les sons venaient d’en-haut –

Et, dès qu’il porte une flûte à sa bouche,
Marque le rythme de ses talons et fait chanter
Toutes les voix du monde par sa voix,
L’âme éblouie d’invisible lumière,
Ainsi, dans la nuit aveugle,
Je marche et je martèle des talons
Terre, tes gravides sillons.

Mais quand pour nous, les compagnons du dieu,
Vint l’heure du départ
– Cette heure où sur la rive
Le sable crisse sous les pas comme une voix vivante,

Où les voiles éclosent comme des lis
Sur les plaines du large –
Nous avons poussé notre navire vers la mer
Et soudain j’oubliai la terre
Et je sentis poindre en mon cœur
Une lumière nouvelle, comme l’étoile de l’aube.

Une pluie fine éraillait les sillons de la mer,
Une rumeur légère, un murmure d’écume
Sourdait de sur les flots,
Le murmure de l’eau sous les dents de nos rames.

Les îles blanches au loin mêlaient leurs promontoires
Comme des palombes enlacées, et parfois,
Tandis que nous longions des rivages parfumés de thym,

De géantes tortues nous regardaient passer
Immobiles comme des rochers d’ombre.

Et moi, en ce vertige ultime du voyage.
J’aspirais de mes rames tout le sein de la mer
Et je tissais ma route sur la trame des eaux
Et mon âme escortait le vaisseau
Comme, sur son sillage, une mouette obstinée.

Alors, mes compagnons,
Dans le calme des choses,
Prièrent ainsi les dieux :
«Oui, maintenant que nous avons
Les yeux brûlés par les veilles et le sel,
Nos âmes immobiles pourront réverbérer
L’horizon dans le sillage du silence.
Comme un poisson quittant l’obscurité des fonds
Pour venir respirer sur la surface étale
L’heure où se répand le corail de l’aube
Et qui glisse et replonge et raye l’océan
Comme silex d’argent sous le feu du soleil,
Ainsi nous-mêmes, à présent,
Pénétrons l’espace étale de nos dieux
Et tout notre corps en éveil
Sent, jusqu’en chaque doigt,
Un fort désir monter en nous
Au grand rythme du monde.»

Alors, soudain, je T’ai aperçu,
Toi, l’enfant-dieu, le Maître secret de la vie !
Car
Sans que la proue fasse d’écume,
Sans que la poupe laisse sillage,
Sans le moindre vent alentour,
Le bateau glissait sur les eaux…

Qui nous menait, nu, à la proue,
Étendu contre l’horizon,
Qui nous menait, sinon le dieu ?

Et l’air tremblait autour de lui
Comme autour d’un rocher brûlant
À midi, la fournaise des vents
Ou comme autour d’un autel blanc
Le feu des prières et des danses !

Et moi, sentant sourdre en mon cœur
Le chant invisible du dieu,
Je m’écriai : Libérateur !
Tu m’as réveillé de l’oubli,
Tu m’as fait boire l’ivresse des tempêtes,
Et tu m’entraînes aux extrêmes du monde
Et je suis devenu, par ton ordre secret,
Comme l’oiseau de mer posé entre deux vagues
Et qui monte et descend dans le cœur de l’écume
Au grand rythme du monde !

1919

Traduction Jacques Lacarrière in ‘‘Dictionnaire amoureux de la Grèce’’, éd. Plon, 2001.

Le poème du dimanche : ‘‘Comme tu es belle’’ de Yannis Ritsos

Le poème du dimanche: ‘‘Aveugle’’ de Georges Séféris

Le poème du dimanche : ‘‘Ithaque’’, de Constantin Cavafy

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!