Ils ne comprennent pas, ou ils font semblant de ne pas comprendre… Les Rached Ghannouchi, Noureddine Taboubi, Zouhaier Maghzaoui et les autres n’ont pas bien saisi la phrase du président Kaïs Saïed qui balaie tous leurs projets : «Du pain et de l’eau, mais pas de retour en arrière», laquelle sonne comme un programme de gouvernement pour les prochains mois.
Par Helal Jelali *
Depuis une année, le président Kais Saied n’a cessé d’avertir la classe politique : «On ne peut pas continuer comme ça…» Il avait exprimé, à maintes reprises, le profond mépris qu’il ressentait à l’égard d’une élite qualifiée de «métastasée». Traduire : désespérante, incorrigible, inguérissable…
Ni partis, ni dialogue national. Pour lui, il n’y a rien à réformer, la solution : un coup de balai et «une révolution dans la révolution», comme le disait Hegel.
L’erreur fatale de la basse-cour politique est qu’elle a pris les soliloques de Kais Saied pour des causettes d’un solitaire qui s’ennuierait sur les côtes de Carthage. La seconde erreur, ils ne voulaient pas comprendre que le président avait des convictions politiques tranchées qu’il avait exprimées avec assurance et certitude.
Pour Saied le temps n’est plus au juridisme constitutionnel
Aujourd’hui, tout le monde appelle à un dialogue national et à une feuille de route. Sa réponse est venue à plusieurs reprise : la légitimité populaire, exprimée même dans l’entretien téléphonique qu’il a eu, cette semaine, avec le président français Emmanuel Macron.
En clair, nouvelle Constitution, un référendum pour l’adopter directement par le peuple, une nouvelle organisation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Et de nouvelles élections sur la base d’une nouvelle loi électorale. La dissolution de l’Assemblée serait possible, s’il mettait son mandat en jeu. Et il semble en mesure de le faire, le coup étant largement jouable. La IIIe République est en vue…
Pour Kaid Saied le temps n’est plus au juridisme constitutionnel, mais c’est le «tempo» politique qui devrait dominer dans les six prochains mois. Dans une pareille situation, la nécessité deviendrait force de loi. La norme juridique n’est plus dans l’exégèse des textes. Elle est exprimée par la vox populi.
Certains n’ont pas compris que le président est actuellement en campagne électorale, pas un jour passe sans qu’il ne se montre «préoccupé» par la vie quotidienne des Tunisiens.
La métamorphose de Kais Saied est totale. J’écrivais dans un précédent article que le président «inattendu» voudrait explorer «l’imprévu dans le droit». Il en est devenu le spécialiste.
Des écueils se dresseront sur le chemin du président solitaire, que l’on résumera dans cette question: aura-t-il les équipes pour implémenter ses projets sur le terrain et dans les administrations. Dire que le Général De Gaulle était seul à son retour aux affaires en 1958, lors de la transition à la Ve République, est une erreur historique grave. Il avait un parti qui le soutenait: le Mouvement républicain populaire (MRP), qui avait participé à plusieurs gouvernements de la IVe République, et des personnalités de grande envergure comme Maurice Schumann, Georges Bidault, Pierre Pfimlin et Jean Lecanuet… De Gaulle, un homme seul est une image de Paris-Match et non la vraie histoire de l’homme de Londres.
Pour justifier ce que le président Saïed s’apprête à faire, les antécédents historiques ne manquent pas, même si les circonstances changent d’un pays à un autre.
N’oublions pas, à ce propos, Recep Tayyip Erdogan, le meilleur ami de Rached Ghannouchi, qui avait organisé un référendum en 2017 pour transformer le régime parlementaire de la Constitution de 1982 en un régime présidentiel, avec la création d’un poste de vice-président et surtout la suppression du poste de Premier ministre. Ni Rached Ghannouchi ni aucun autre dirigeant de l’Organisation internationale des Frères musulmans n’avait alors crié au… «coup d’Etat».
Aucune réforme ne pourra avancer sans une réforme profonde de l’État,
Autre défi auquel Kais Saied devra faire face: la recette de son élection en 2019 (sans parti, sans programme, sans campagne électorale, sans publicité…) ne peut être toujours valable, une stratégie électorale étant rarement durable et transposable. Kais Saied a exhumé toutes les revendications populaires des années 2010, ce serait difficile, pour lui, de les satisfaire.
Un jour ou l’autre, il faudrait qu’il comprenne que la communication est un pilier de la politique depuis Thucydide qui a passé sa vie à dénoncer les mythes et les rumeurs.
Enfin, même avec une Constitution taillée sur mesure pour lui, il ne pourra avancer sans une réforme profonde de l’État, à savoir une réforme de l’administration publique et des corps d’État, et sans une réforme fiscale qui avait échoué depuis… 1956.
Quant à la lutte contre la corruption, la tâche est titanesque et dépend surtout du volontarisme de l’administration et de la justice. Et là rien n’est gagné d’avance. La corruption financière est souvent liée à la corruption politique, l’une étant le corollaire de l’autre.
Enfin, aura-t-il le courage et la détermination de faire des choix économiques douloureux et souvent impopulaires. Ici, les résistances seraient comme une plaque tectonique où le discours vertueux ne peut remplacer des décisions autoritaires.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Kais Saied ou le pouvoir imprévu
Ennahdha, de la fissure à la rupture ?
Le «missile» de Kais Saied : l’article 80, un bijou constitutionnel
Donnez votre avis