Hier, jeudi 27 janvier 2022, au cours du conseil ministres hebdomadaire, le président de la république Kaïs Saïed est monté sur ses grands chevaux pour menacer, pour la énième fois, «les spéculateurs et ceux qui sont derrière eux», qui, selon ses termes, «jouent avec la nourriture du peuple». Ils vont voir ce qu’ils vont voir… C’est pathétique et on aurait volontiers souri, si l’impuissance ainsi exprimée par l’Etat tunisien n’était pas suffisamment tragique, au cœur de la crise que confronte la Tunisie. Vidéo.
Par Ridha Kéfi
Cela fait plusieurs mois que le président gesticule et prend un ton péremptoire et menaçant pour s’adresser aux spéculateurs qui, selon lui, sont responsables de la hausse des prix des produits de première nécessité sur le marché et, par ricochet, de la baisse du pouvoir d’achat des citoyens. Ce qui est vrai, mais seulement en partie…
Hier, il a lancé ce qu’à la présidence de la république on qualifie de «dernier avertissement». Mais que va-t-il faire après, sachant que les services de contrôle de l’Etat se sont toujours montrés incapables de faire barrage aux pratiques litigieuses, comme la contrebande, la corruption ou la spéculation sur les produits subventionnés par l’Etat ?
Les services de l’Etat entre incompétence et complicité
M. Saïed parle d’un décret-loi destiné à combattre ces pratiques, encore un, qui, parions-le, n’aura aucun impact sur ces phénomènes devenus structurels, et ce pour plusieurs raisons que le président de la république, avec tous les pouvoirs qu’il accumule depuis l’annonce des «mesures exceptionnelles», le 25 juillet dernier, est censé connaître.
La première raison est que les services de l’Etat, quand ils ont les moyens humains et logistiques d’effectuer les contrôles nécessaires pour démasquer les fraudeurs et les mettre hors d’état de nuire, ne le font toujours pas avec l’engagement et la célérité requis. Certains sont même parfois activement complices des fraudeurs et tirent bénéfice des réseaux malfaisants qu’ils sont censés combattre.
La seconde raison est que la hausse des prix de certains produits sur le marché local n’est pas causée par la seule spéculation, même si celle-ci y contribue en grande partie, car les dysfonctionnements du système de production locale y est aussi pour beaucoup.
Les producteurs de lait, d’œufs, d’huile végétale ou de viande ne cessent d’alerter, depuis des années, sur les difficultés qu’ils rencontrent et qui contraignent certains d’entre eux à abandonner leur activité, sans trouver d’écho auprès des autorités publiques. Ces dernières, par incompétence ou par complicité avec certains groupes d’intérêt, au lieu d’aider les producteurs locaux à sauver leur activité et à se relancer, préfèrent recourir à la solution facile de l’importation, laquelle, rappelons-le, coûte des devises fortes à l’Etat et subventionne, indirectement, les producteurs étrangers.
Ces causes structurelles auxquelles on évite de faire face
Pourtant, une réforme de fond en comble des filières concernées pourrait aider à trouver des solutions pour approvisionner plus régulièrement le marché et lutter contre les pénuries, réelles ou provoquées par les spéculateurs.
L’autre raison que le président, comme pour fuir ses responsabilités, préfère ignorer, réside dans le fait que les prix de beaucoup d’intrants ont augmenté sur le marché international au cours des derniers mois, à cause de la forte reprise de l’économie mondiale, alors que la monnaie nationale, le dinar tunisien, ne cesse de se dévaloriser face aux deux principales devises utilisées par les opérateurs tunisiens, l’euro et le dollar, rendant certains produits importés, comme les aliments pour animaux, hors de prix pour les producteurs locaux, augmentant les prix à la production et rendant les prix de plus en plus chers pour les consommateurs. L’Etat a beau montrer les muscles, le marché finit toujours par imposer sa loi.
Les déséquilibres financiers de l’Etat, avec un taux d’inflation plafonnant à 7% et un taux d’endettement public s’approchant dangereusement de 100% du PIB, n’aident pas, non plus, le gouvernement à envisager des politiques volontaristes de soutien aux producteurs, industriels et agriculteurs, tunisiens, comme le font la plupart des Etats à travers le monde, y compris parmi les chantres de l’ultra-libéralisme.
Un pays trahi par ses gouvernants
Tout cela, M. Saïed l’ignore-t-il ? Et à quoi servent les membres du gouvernement s’ils ne se sentent pas tenus de lui expliquer ces réalités complexes de l’économie mondiale et de lui éviter de se ridiculiser, à chaque fois, en prenant des postures populistes et en partant en guerre, tel un Don Quichotte, contre des moulins à vent.0
Lors des conseils des ministres, ces chers «ministres» (et les guillemets s’imposaient) courbent l’échine et se contentent d’afficher leurs soumission et allégeance, sagement alignés en rang d’oignon et opinant de la tête, tels des marionnettes.
C’est à désespérer de ce pays en totale perdition et qui aurait mérité une bien meilleure gouvernance.
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