Après l’affaiblissement du parti islamiste Ennahdha et les ennuis judiciaires de certains de ses cadres, Abir Moussi a trouvé un nouvel ennemi et a choisi d’engager un affrontement brutal avec Kaïs Saïed, la personnalité politique la plus populaire actuellement en Tunisie. Cette fois, sa stratégie politique semble plus que périlleuse…
Par Helal Jelali *
Très peu de politiques en Tunisie s’intéressent aux cartes électorales et à la sociologie de l’électorat. Sinon, ils auraient compris que Kaïs Saïed n’est pas seulement président de la république, il est aussi le représentant d’un courant politique, certes hétéroclite, mais puissant dans l’opinion publique. Et c’est cette donne que Abir Moussi semble négliger.
La présidente du Parti destourien libre (PDL) avait mené une vraie bataille politique contre les islamistes et leurs associations et c’est grâce à cette bataille qu’elle a réussi à «sédimenter» l’identité de son parti, avec un point faible, tout de même: Abir Moussi n’a pas réussi à séduire les jeunes électeurs et les adhérents de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont la grande majorité sont des fonctionnaires. Ces deux catégories d’électeurs soutiennent massivement le président de la république, sans compter un électorat islamiste déçu par le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. Il convient de rappeler à ce propos que les démissions au sein du parti islamiste ont été importantes dans les régions du centre et du sud du pays, où Kaïs Saïed continue de séduire un certain électorat islamiste, qui le considère comme un «islamo-progressiste» ou un «islamo-nationaliste».
Moussi se met gratuitement sur le dos les électeurs de Saïed
Or, Abir Moussi s’est engagée dans un conflit politique avec les électeurs de Kaïs Saïed et, dans cette confrontation, ses adversaires politiques seront plus nombreux et plus virulents, même s’ils ne sont pas rassemblés dans un parti politique. Sans compter que dans une élection, les grands corps d’Etat et surtout la haute administration (gouverneurs, délégués, directeurs régionaux des ministères), par réflexe loyaliste ou opportuniste, jouent souvent un rôle d’influence assez déterminant en faveur de celui qui détient le pouvoir.
Abir Moussi s’était attaquée, au cours des trois dernières années, aux islamistes, qui étaient déjà en perte de vitesse et ouvertement divisés. Mais aux yeux de l’opinion, c’est le président de la république qui a mis ces derniers hors-jeu. Dans cette bataille contre l’islam politique, la présidente du PDL a été «doublée» par le locataire du palais de Carthage, même si ses partisans considèrent que c’est grâce à la tactique de harcèlement permanent des islamistes adoptée par leur présidente que Kaïs Saïed a pu se débarrasser d’Ennahdha. D’ailleurs, de nombreux Tunisiens considèrent le nouveau combat de la cheffe du PDL contre le chef de l’Etat comme «inutile et non-productif».
Autre erreur de Mme Moussi : elle parle peu des conditions de vie des Tunisiens et de leurs difficultés à joindre les deux bouts.
Les sondages d’opinion donnent toujours le PDL comme favori pour les législatives, mais à la présidentielle, Mme Moussi demeure très loin derrière M. Saïed. Est-ce que la cheffe du PDL a choisi ce nouveau combat contre M. Saïed pour se positionner plus haut pour la présidentielle de 2024 et compenser l’énorme écart entre eux montré par les sondages? Si c’est le cas, elle semble se tromper de stratégie. En plus, l’anticipation par Mme Moussi de la bataille pour la future présidentielle risque de compromettre l’adhésion à son éventuelle candidature d’un électorat résiduel et bien «stabilisé».
Le PDL et la stratégie suicidaire du «seul contre tous»
En politique, l’inflexibilité est une maladie mortelle. Et c’est le véritable danger qui menace, aujourd’hui, l’avenir de la patronne du PDL. De même, dans un programme de gouvernement, les alliances politiques et les compromis sont souvent nécessaires et le PDL ne pourrait poursuivre sa stratégie de «seul contre tous». A long terme, la culture du rejet de toute alliance ou de tout compromis politiques ne tiendra pas la route.
«L’isolement n’est pas possible en temps d’élections, pas plus que la solitude dans un champ de bataille», écrivait à ce propos, depuis le 19e siècle, Victor Hugo, poète et député.
Les adversaires de Mme Moussi, à commencer par M. Saïed, ont déjà commencé à courtiser les électeurs «perdus» des islamistes et du centre-droit comme ceux de Tahya Tounes et Qalb Tounes.
En fait, Abir Moussi commet la même erreur que la gauche tunisienne après 2011: un comportement rigide, querelleur, impulsif et presque sectaire qui provoque la méfiance de certains électeurs. Son ambition démesurée pour l’élection présidentielle risque de jeter le trouble même dans ses propres rangs. Son timing politique concernant ce nouveau combat contre le président de la république est hors-sol, car sans assise dans le profond pays, ce qui devrait lui coûter la perte de pas mal de plumes…
Mme Moussi ignore-t-elle qu’à la lecture de tous les sondages, nous découvrons que des intentions de vote pour les législatives en faveur du PDL se retrouvent forcément dans le panier de M. Saïed pour la présidentielle… Ce croisement au sein de l’électorat est confirmé par de nombreux analystes tunisiens. La parenté politique des électeurs des deux parties est visible à l’œil nu, mais les deux têtes de file ont beaucoup de mal à s’accepter et encore moins à se rapprocher en prévision d’un partage du pouvoir que leurs électeurs expriment à chaque sondage d’opinions.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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