Faute de pouvoir améliorer la situation sociale des Tunisiens et, surtout, des Tunisiennes, le président Kaïs Saïed leur a offert une constitution. Et après la constitution, il leur a promulgué un décret régissant les élections législatives, en les invitant à s’engager à ses côtés. You-yous dans la salle ! «Allahou ahad, allahou ahad !…»
Par Mounir Chebil *
Lors de la décennie noire 2011-2021, des usines ont dû fermer des suites de la gabegie qui a régné et suite aux importations calamiteuses en provenance de la Turquie et de la Chine et qui ont même comporté du papier hygiénique, pourtant fabriqué localement par plusieurs sociétés. Le papier hygiénique turc serait-il plus doux (ou moins abrasif) que le tunisien ?
Depuis le début de l’ère nouvelle, celle qui a démarré par la proclamation des «dispositions spéciales» par le président de la république Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, l’ère du paradis terrestre, qui va permettre à la verte Tunisie de gagner en verdure, selon le préambule de la nouvelle constitution, la meilleure que l’humanité ait pondue, écrite par le plus grand constitutionnaliste du monde, M. Saïed en l’occurrence… en plus de ces usines, d’autres ont fermé.
Pénuries générales, biscuits turcs et pacotilles chinoises
Cette fois-ci, ce sont les matières premières qui ont fait défaut. Attention, ne dites surtout pas que c’est l’Etat qui n’a ni compétences pour planifier ses achats ni argent pour importer ses besoins, vous risquez cinq ans de prison et 50 000 dinars d’amende, en vertu de l’article 24 du décret n°54/22 du 13 septembre 2022 ! Dites plutôt que cette situation a été créée délibérément par des comploteurs qui cherchent à faire tomber notre providentielle démocratie décrétale et avec elle le messie qui continue de nous gaver de biscuits turcs et d’inonder le marché de pacotilles chinoises.
Quant à la drogue, elle se vend toujours presque librement, y compris devant les écoles primaires.
Rien n’a changé : des patrons en faillite ou en prison pour chèques impayés, des usines fermées, des ouvriers au chômage, des familles dans la détresse et la tourmente ainsi que des enfants manquant de tout et souffrant de malnutrition. Beaucoup ne vont même plus à l’école parce que leurs parents n’ont plus les moyens de leur payer les fournitures scolaires dont les prix ont augmenté de manière insupportable même pour les plus fortunés d’entre eux.
Pourtant, M. Saïed, à qui il arrive de se prendre pour Omar El-Khattab, ne cesse de leur exprimer son grand amour. Et beaucoup s’en contentent pour le moment, en attendant d’avoir quoi se mettre sous la dent.
Dans un pays où les gens appellent les choses par leur exact contraire, le sel étant appelé gain («ribh»), le charbon blancheur («biadh») et l’aveugle voyant («libsir»), se délecter de la souffrance des autres relève de la compassion et non du sadisme.
Des you-yous dans les champs
Du côté de la campagne, des centaines de milliers d’ouvrières agricoles triment de sept à huit heures par jour et par tous les temps pour douze ou quinze dinars par jour dont deux pour payer les «camionnettes de la mort» qui les transportent. C’est-à-dire qu’elles peuvent travailler toute la semaine sans interruption pour gagner trois cent dinars par mois. Elles passent la journée courbées à gratter la terre, à désherber, à planter, à cueillir… Elles vivent avec leurs familles dans des gourbis et tout le confort dans la nature. Ces femmes, dont beaucoup subviennent à des familles entières, n’ont plus d’huile subventionnée, de sucre pour leur thé, de semoule pour leur pain, d’eau courante pour étancher leur soif et subissent de plein fouet la cherté de la vie qui les exclue de tout, comme tous les miséreux du pays qui se comptent désormais par millions. Ces familles végètent tout au plus et souffrent en silence. Heureusement qu’il y a le bois pour cuisiner et se chauffer, et les bougies pour s’éclairer.
Ces ouvrières, M. Saïed, leur a rendu visite dans les champs. Il a même discuté avec elles de leurs misérables conditions de prolétariennes. N’ayant pas de cagnotte bien remplie à distribuer, il leur a promis une Tunisie prospère, et gare à celui qui ne dit pas que son pays croule actuellement sous le poids… de la prospérité !
Faute de pouvoir améliorer la situation sociale de ces ouvrières (d’ailleurs à quoi bon, elles sont habituées à la misère), il leur a offert une constitution. Et après la constitution, il leur a promulgué un décret régissant les élections législatives, en les invitant à s’engager à ses côtés. You-yous dans les champs !
Un imbroglio kafkaïen ? Non c’est un jeu d’enfant
Ces femmes du peuple vont, donc, participer aux prochaines élections législatives. Certaines seraient candidates. D’ailleurs, ces dernières ne trouveront que de la sollicitude et aucunement le harcèlement sexuel pour les charmantes d’entre elles. Elles seront parrainées facilement par quatre cent personnes qui se déplaceront spécialement à la municipalité, après avoir parcouru des kilomètres pour authentifier leurs signatures sur l’acte de parrainage. Évidemment, comme le veut le décret, ces quatre cent personnes seront composées de deux cent mâles et de deux cent femelles parmi lesquels il doit y avoir cinquante jeunes mâles et cinquante jeunes femelles. Vous dites un imbroglio kafkaïen, non c’est un jeu d’enfant !
Du moment que le prix du kilo de volaille est au prix de la viande rouge, ces paysannes pourront vendre leurs poules pour financer la campagne électorale. Certaines seront certainement élues et auront le salaire de député qui est de plus de trois mille dinars par mois, dix fois le salaire de l’ouvrière agricole. Alors, elles changeront leur «takhlila» pour des fringues «cifilizés». Il y aura certainement quelqu’un pour leur dire que la mini-jupe est interdite, elle est contraire aux «maqassed» (finalités) de l’islam cités à l’article 5 de la constitution.
Après les fatigues de tant d’années de labeur, elles se retrouveront à somnoler à l’hémicycle pour ne se réveiller que pour dire oui aux désirs du chef de l’exécutif et à applaudir s’il le faut. D’ailleurs, au parlement, elles ne seront nullement dépaysées. Après les chants des coqs de la campagne, elles seront bercées par ceux des perroquets.
Ce qui est sûr, à voir les jacasseries de Joé Dalton (Riadh Jrad) et d’Averell Dalton (Ahmed Chaftar), ces fidèles compagnons du Messie, dans ce nouveau parlement, nous aurons à regretter les députés de la constituante de 2011, Mme Ben Toumia et Mr Gassas. Au moins, eux, ils nous ont fait bien rigoler.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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