Pour n’avoir pas réussi, lors de sa première visite aux Etats-Unis, à faire entendre sa voix à l’opinion publique internationale, le président de la république Kaïs Saïed a préféré s’adresser à l’opinion publique tunisienne, à travers un entretien avec l’agence de presse nationale, en agitant ses slogans habituels sur la souveraineté nationale.
Par Ridha Kefi
Le président de la république, Kaïs Saïed, a déclaré, jeudi 15 décembre 2022, à la Tap, l’agence nationale tunisienne, que la Tunisie refuse de s’aligner à une alliance contre une autre et rejette la politique des axes, croyant ainsi renvoyer dos-à-dos les Etats-Unis d’un côté, et la Chine et la Russie de l’autre, qui se livrent actuellement une «guerre froide» pour étendre leurs influences respectives sur le reste du monde.
La mondialisation est en train de «s’autodétruire» et nous ne voulons pas être ses victimes, a ajouté le président tunisien, qui semble vouloir mettre en question l’une des constantes de la politique étrangère de la Tunisie depuis son indépendance en 1956, à savoir son appartenance au monde dit «libre». On se souvient à ce propos des propos ironiques de feu Habib Bourguiba sur le «non-alignement» auquel il n’a jamais vraiment cru ni souscrit, le sort de la Tunisie ayant toujours été lié au monde occidental. Et il l’est encore aujourd’hui.
Un ton défensif d’autojustification
Dans nos déplacements à l’étranger, nous insistons constamment sur le principe de la souveraineté du peuple. Les questions tunisiennes, a souligné le président, figurent en tête des priorités auxquelles des solutions reposant sur une approche exclusivement tunisienne doivent être trouvées. Les solutions à nos problèmes ne peuvent être uniquement résolues par «les chiffres, ni par le FMI, ni par aucun autre fonds», a-t-il insisté, en ajoutant qu’«aucune partie étrangère ne peut nous imposer ses solutions, ni ses propres alternatives à nos problèmes».
Le président Saïed insiste donc sur le fait que les solutions proposées de l’étranger doivent, avant tout, tenir compte de la situation économique et sociale de la Tunisie. «Nous ne voulons pas des solutions dictées de l’étranger et qui profitent beaucoup plus à la partie qui les a proposées, alors que la situation reste inchangée en Tunisie», a-t-il ainsi souligné. Et d’insister : «Dans nos relations extérieures, notre principe repose sur la souveraineté du peuple, sans leçons, ni solutions provenant de l’étranger», en réaffirmant, dans cette même veine souverainiste, que les décisions de la Tunisie sont souveraines et ne peuvent émaner que de la seule volonté du peuple et de ses aspirations à la liberté et à la dignité.
Evoquant les rencontres qu’il a effectuées récemment à Riyad (Sommet Chine/Etats arabes) et à Washington (Sommet Etats-Unis/Afrique), le président de la république a indiqué qu’elles ont été axées surtout sur la conjoncture actuelle, les profondes mutations à l’échelle planétaire et leurs répercussions sur l’économie mondiale et les économies nationales. Ces répercussions ne sont pas uniquement économiques, elles sont aussi sociales en Tunisie et dans le monde entier, a-t-il dit.
Cette posture défensive et imperméable aux critiques, le président Saïed l’a également affichée lors de son entretien, mercredi 14 décembre, à Washington, avec le sénateur démocrate Bob Menendez, président de la Commission des relations extérieures du Sénat américain, et son adjoint, le sénateur républicain James Risch.
Selon un communiqué rendu public, jeudi, par la présidence de la république, la rencontre a été l’occasion au chef de l’Etat de faire le point à nouveau sur la réalité de la situation en Tunisie contrairement aux allégations fomentées par certains qui s’acharnent à éclabousser la réputation de la Tunisie et nuire à son image et aux choix de son peuple qu’il avait exprimés depuis juillet 2021.
Kaïs Saïed a tenu aussi à rappeler les mesures qu’il a prises avec un large soutien populaire, faisant allusion à la proclamation de l’état d’exception le 25 juillet 2021 et tout ce qui a suivi, soulignant que la Tunisie s’apprête à organiser des élections législatives, le 17 décembre, dans le plein respect de l’échéancier préalablement fixé. «Autant la Tunisie est attachée à sa souveraineté et à l’indépendance de sa décision nationale et au dialogue et à la concertation avec ses partenaires et amis dans le cadre du respect mutuel, autant elle se tient aux valeurs et principes de liberté et de démocratie et des droits de l’homme qu’elle partage avec les peuples du monde entier», a insisté M. Saïed.
Pourquoi insulter l’avenir ?
Le ton défensif et auto-justificateur de ces propos n’a pas échappé aux lecteurs, ni le fait qu’ils tournent autour d’une seule idée : la Tunisie est souveraine et rejette tout solution imposée de l’étranger.
Il reste cependant à savoir à qui M. Saïed répond-il ainsi. Aux Etats-Unis qui ne cessent d’émettre des réserves sur le processus politique «non-inclusif» (terme inoffensif souvent utilisé par Washington) qu’il est en train de mettre en œuvre en Tunisie ? Sans doute. Ce qui traduit, chez lui, une certaine frustration de n’être pas parvenu à convaincre ses hôtes de la justesse et de la légitimité de ce processus mené unilatéralement et en dehors de tout dialogue avec les principaux acteurs de la scène politique nationale.
S’adresse-t-il aussi au Fonds monétaire international (FMI), qui vient de déprogrammer l’examen du projet d’accord avec la Tunisie pour un nouveau prêt de 1,9 milliard de dollars, qui était prévu pour le 19 décembre courant ? Sans doute aussi. Mais on doit à la vérité de préciser que ce n’est pas le FMI qui a proposé un prêt à la Tunisie, mais c’est notre pays qui a frappé à sa porte. Ce n’est pas non plus le FMI qui a imposé des réformes structurelles à la Tunisie, mais c’est notre pays, à travers son gouvernement, qui s’est engagé sur un programme de réformes à mettre en œuvre au cours de la prochaine étape. Ce sont d’ailleurs, à une virgule ou une formulation près, les mêmes réformes qu’il s’était déjà engagé à mettre en œuvre, en contractant deux précédents prêts, en 2013 et 2016, sans réussir à honorer ses engagements, faut-il le rappeler.
Autant dire que contrairement à ce qu’affirme M. Saïed, ni les Etats-Unis ni le FMI ni l’Union européenne ni aucune autre entité étrangère n’a voulu imposer quoi que ce soit à la Tunisie, qui, comme une grande, et en toute souveraineté, a sollicité des aides financières des bailleurs de fonds étrangers, et c’est dans l’ordre des choses que celui qui prête l’argent exige des garanties minimales que son argent sera récupéré un jour, et non jeté par la fenêtre.
Un entretien maison
On aurait aimé ne pas avoir à commenter l’entretien accordé par le président Saïed à l’agence Tap, mais certaines déclarations présidentielles, visiblement faites sous le coup de la frustration voire de la colère, méritaient d’être situées dans le contexte réel des relations actuelles de notre pays avec ses partenaires internationaux, lesquels qui ne sont pas, jusqu’à preuve du contraire, des adversaires et encore moins des ennemis. La preuve : ils n’ont jamais cessé d’aider la Tunisie, par respect pour son peuple, pour préserver les relations historiques qu’ils entretiennent avec lui et pour ne pas insulter l’avenir.
Reste une dernière remarque : on aurait souhaité voir le président Saïed, qui faisait ces déclarations au cours de sa première visite aux Etats-Unis, accorder des entretiens à des médias américains pour essayer de faire entendre la voix de la Tunisie qu’il croit incarner au plus grand nombre d’Américains. Mais il a préféré, pour n’avoir peut-être pas été sollicité par des médias américains, donner un entretien à l’agence publique tunisienne, étant persuadé que le journaliste maison (fonctionnaire de l’Etat de surcroît) ne lui poserait pas de questions auxquelles il n’aimerait pas répondre et ne lui apporterait pas, par conséquents, la contradiction sans laquelle un entretien perd tout son intérêt.
En fait, c’est à l’opinion publique tunisienne que le président a préféré s’adresser. Et pour cause : il n’a visiblement pas réussi à faire entendre sa voix à l’opinion publique internationale. D’où le ton défensif d’autojustification qui caractérise l’entretien… à sens unique.
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