Homme de gauche et démocrate, ouvert aux autres cultures et civilisations, soucieux de revisiter l’histoire de la Tunisie en mettant en valeur l’apport des minorités, Habib Kazdaghli est aux antipodes de ce qu’ils représentent; le monolithisme politique et une vision passéiste, figée et sclérosée de l’identité tunisienne excluant les minorités.
Par Habib Mellakh *
A la question de Hamza Belloumi, qui m’a demandé, à l’occasion d’un plateau de Nesma TV datant de janvier 2013, si la rédaction et la publication de mes Chroniques du Manoubistan n’avaient pas été motivées par mes liens d’amitié avec Habib Kazdaghli, j’ai rétorqué que l’objectif de ces chroniques était de défendre l’université tunisienne et les libertés académiques menacées à ce moment-là par les salafistes.
J’ai ajouté qu’en écrivant ces chroniques, je ne soutenais pas l’ami mais que je voulais, tout en relatant la lutte de ma faculté contre les salafistes, rendre hommage au doyen qui avait mené avec ses collègues ce combat pour la défense des libertés académiques. J’ai surtout souligné que j’aurais rendu compte de cette résistance stoïque si elle avait été menée par n’importe quel autre doyen que les urnes auraient propulsé à la tête de notre institution.
Aujourd’hui qu’une autre campagne diffamatoire et haineuse, savamment orchestrée, elle aussi, par d’autres fanatiques et qui a pris la forme d’un lynchage médiatique comparable à celui qu’il a subi pendant « la ghazoua de la Manouba », cible à nouveau Habib Kazdaghli sur les réseaux sociaux, je ne peux que la condamner pour rendre justice à un chercheur que la nouvelle inquisition a voué aux gémonies. Comme lors de la rédaction des Chroniques du Manoubistan, ma solidarité n’est ni inconditionnelle, ni motivée par des réflexes claniques. Je ne fais pas partie non plus de ceux qui aident leur frère en toute circonstance, qu’il soit injuste, coupable, ou victime d’une injustice.
Le soutien de Kazdaghli à la cause palestinienne
Il ne fait aucun doute que la normalisation avec Israël, quelle que soit sa nature, doit être vivement condamnée et rejetée catégoriquement en raison des exactions barbares commises par l’entité sioniste depuis la colonisation de la Palestine. Cette position, fait la quasi-unanimité en Tunisie. Elle est âprement défendue par l’UGTT, par le syndicat de l’enseignement supérieur et dans le milieu universitaire. Habib Kazdaghli y a toujours souscrit sans réserve. Il s’est toujours opposé à la normalisation avec Israël et il a milité, comme syndicaliste, pour la cause palestinienne.
Je peux témoigner, en tant que membre du bureau du Syndicat général de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique pendant les années 90 du siècle dernier ainsi qu’en ma qualité d’ancien coordinateur général de ce syndicat et de secrétaire général du syndicat de base de la faculté des lettres des arts et des humanités de la Manouba (FLAHM), pendant une vingtaine d’années que Habib Kazdaghli a constamment participé aux nombreuses actions et manifestations organisées aussi bien par le syndicat national que par le syndicat de base pour soutenir la cause palestinienne.
L’hystérie des internautes
Refusant de tenir compte de ces faits, les détracteurs impitoyables de Habib Kazdaghli, qui s’autoproclament champions de la cause palestinienne, accusent le doyen honoraire (je reprends la formule figurant sur l’affiche du colloque international auquel il est convié, que je valide parce qu’elle est utilisée à juste titre, par les organisateurs dans le sens d’ancien doyen) de l’avoir «trahie en commettant l’irréparable : le crime de normalisation avec l’entité sioniste». Ils le chargent du crime de «normalisation académique avec les universitaires israéliens» parce qu’il a répondu à l’invitation d’une société savante française, la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie (SHJT) à participer à un colloque international, organisé à Paris et auquel ont été également conviés des universitaires israéliens. Les posts publiés par des internautes hystériques invitent en conséquence à une chasse aux sorcières.
Le réquisitoire accablant
Le rectorat de la Manouba ainsi que le conseil scientifique de la faculté des lettres les ont relayés. Ils n’ont pas hésité dans leurs communiqués à dresser un réquisitoire accablant contre un ancien doyen qui a donné sans compter à sa faculté en tant qu’enseignant et en sa qualité de premier responsable de l’institution qu’il a défendue, pendant l’agression salafiste, au péril de sa vie et à vilipender un enseignant-chercheur dont le seul tort est d’exercer son droit à la liberté de la recherche.
Ironie du sort, par ce réquisitoire, la faculté, qui a toujours joué le rôle d’une locomotive pour la défense des libertés académiques et particulièrement pendant l’année universitaire 2011-2012, est devenue leur fossoyeur.
Pis même : le conseil scientifique de la FLAHM noircit le tableau. Il ne se contente pas de l’accusation de normalisation. Se méprenant sur le sens de l’expression « doyen honoraire », il présente dans un communiqué publié le 12 avril Habib Kazdaghli comme «un usurpateur d’identité» dans le but de le discréditer, annonce l’intention de l’institution de «porter plainte contre lui pour ce forfait» (sic !) et de retirer, en guise de sanction, la proposition soumise au ministère de tutelle de lui attribuer l’éméritat. Un conseil scientifique n’est-il pas tenu de proposer l’éméritat en se basant sur des critères scientifiques et non sur le positionnement politique ou idéologique? C’est ce qu’il a fait dans un premier temps en tenant compte du parcours académique de l’enseignant- chercheur avant de se rétracter et de se contredire pour des considérations de politique politicienne, asservissant par là même la science aux intérêts politiques. N’y a-t-il pas là une atteinte flagrante à l’autonomie universitaire, dans une institution qui a été le porte-drapeau de l’autonomie institutionnelle ?
L’accusation de normalisation est- elle fondée ?
Venons maintenant au fond du problème. La présence dans des colloques internationaux auxquels participent aussi des universitaires israéliens est-elle réellement une «normalisation académique» ?
La présence d’un chercheur tunisien à une rencontre scientifique internationale n’est-elle pas comparable à la participation des représentants de la Tunisie aux travaux de l’Onu, de l’Unesco, de la Banque mondiale ou de toute autre organisation internationale où siègent également des représentants israéliens ? Les détracteurs du doyen honoraire ne devraient-ils pas, suivant leur logique, dénoncer cette présence dans les institutions internationales comme une normalisation avec l’Etat israélien et considérer l’Etat tunisien comme le plus grand normalisateur?
Pourquoi s’en prendre au seul Kazdaghli ? Les détracteurs savent pourtant que des scientifiques tunisiens de tous bords (médecins, mathématiciens, juristes, chercheurs en biologie et en pharmacie, etc.) sont constamment présents dans des rencontres scientifiques de haut niveau où ils présentent leurs travaux en présence d’universitaires israéliens. Cet acte révèle à quel point le sujet du colloque parisien et les centres d’intérêt de la Société d’Histoire des juifs de Tunisie sont des questions très sensibles aux yeux des calomniateurs.
Habib Kazdaghli n’est pas en réalité pris à partie parce qu’il côtoie dans un colloque des universitaires israéliens mais parce qu’il a osé choisir dans son parcours de chercheur un sujet tabou : l’histoire de la minorité juive de Tunisie. Sous couvert d’un engagement sans limite en faveur de la cause palestinienne et d’un refus catégorique de la normalisation dans l’espoir de rehausser leur image de marque de partisans irréductibles de cette cause, ces détracteurs cachent leur déni de l’histoire d’une Tunisie plurielle où la communauté juive a joué au fil des siècles un rôle important. Bien que la minorité hébraïque ait été soustraite au régime juridique de la dhimma grâce au Pacte fondamental, les Juifs ont souvent été considérés par la majorité musulmane comme des citoyens de seconde zone.
Cette idée a été intériorisée par les détracteurs. Le conflit israélo-palestinien a accentué ce rejet en favorisant l’amalgame entre juif et sioniste et en enracinant l’idée que le juif est un sioniste en puissance. Pour la faire valoir, ils avancent l’émigration de nombreux Juifs tunisiens en Israël. Ces jusqu’au-boutistes voient, de ce fait, l’intérêt pour la minorité juive comme le signe d’une volonté de normalisation. Lors d’un hommage à Paul Sebag, pourtant antisioniste notoire, rendu à la FLAHM en mars 2006, un groupe d’étudiants, composé d’extrémistes de tous bords, a tenté d’empêcher le déroulement de la cérémonie en scandant des slogans de soutien à la cause palestinienne ainsi que des slogans antisionistes, judéophobes et d’autres hostiles à la normalisation. L’un des meneurs, à qui l’on a fait valoir que Paul Sebag était communiste et que la tentative de saboter la cérémonie n’était pas par conséquent fondée, a rétorqué « communiste, certes, mais juif».
Ces calomniateurs, qui s’arrogent le droit de définir à leur gré la normalisation académique, mesurent-ils à leur juste valeur les graves conséquences pour le développement de la recherche scientifique d’un boycott de ses rencontres scientifiques internationales d’envergure auxquelles participent continuellement des universitaires israéliens et que le comité tunisien de BDS considère comme non boycottables. Est-il raisonnable de boycotter ces rencontres où nos scientifiques et nos jeunes chercheurs ont l’opportunité de présenter leurs travaux et de les faire valoir auprès de la communauté scientifique internationale ?
Pourquoi harceler le seul Kazdaghli alors que huit Tunisiens, 4 enseignants-chercheurs et 4 doctorants, qui font, à l’occasion de ce colloque de grande envergure, leur baptême de feu dans le domaine de la recherche, y participent ? Ses détracteurs lui en veulent parce que les valeurs qu’il incarne les dérangent. Homme de gauche et démocrate, ouvert aux autres cultures et civilisations, soucieux de revisiter l’histoire de la Tunisie en mettant en valeur l’apport des minorités, il est aux antipodes de ce qu’ils représentent; le monolithisme politique et une vision passéiste, figée et sclérosée de l’identité tunisienne excluant les minorités.
Il faut reconnaître que les accusations de normalisation sont également venues d’intellectuels du même bord que Habib Kazdaghli mais que la barbarie israélienne pousse à rejeter catégoriquement la présence d’universitaires tunisiens dans les colloques qui voient la participation de chercheurs israéliens.
Je me réjouis de voir que la riposte face à ces accusations injustes et non fondées ne s’est pas fait attendre. Le doyen honoraire a bénéficié d’un soutien massif sur la toile. Les internautes auteurs de posts ou d’articles ont réfuté les arguments fallacieux des détracteurs. Plus de cent intellectuels ont signé une pétition de soutien au Doyen Kazdaghli et de ses collègues : une réaction réconfortante dans cette confusion.
* Universitaire, syndicaliste et président de l’Association de défense des valeurs universitaires.
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