En Tunisie, berceau du printemps arabe, les libertés civiles s’érodent pour un public de plus en plus frustré par les problèmes sociaux et économiques.
Par Pierre Boussel *
L’espoir révolutionnaire s’est évaporé en Tunisie. Douze ans après le début du printemps arabe avec le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali, le peuple tunisien est entré dans un état de résignation. Ceux qui ont autrefois défié une force de police secrète tristement célèbre et sont descendus dans les rues pour chanter la liberté semblent aujourd’hui indulgents envers le nouvel homme fort du pays, le président Kaïs Saïed.
Même les acquis les plus fondamentaux de 2011, comme la liberté d’expression, se sont érodés. Il y a deux ans, M. Saïed a dissous l’Assemblée nationale, et s’est imposé comme dépositaire du pouvoir exécutif. La création de conseils locaux a été l’une des réalisations de l’ère révolutionnaire; ils ont également été dissous à la suite d’une réforme constitutionnelle et d’élections législatives. Désormais, les parlementaires ne peuvent agir qu’en leur nom propre et non plus sous la bannière d’un parti politique.
Des manifestations ont lieu à Tunis et dans d’autres grandes villes en réaction à ces changements, mais le dynamisme du passé – la passion et la ferveur de la protestation qui permettaient autrefois aux Tunisiens d’exprimer leur colère – a disparu. La population est désabusée par une première décennie d’expérience démocratique au cours de laquelle elle a joui de la liberté d’expression mais a trouvé le pays embourbé dans les antagonismes entre les islamistes d’Ennahdha et les formations politiques socio-démocrates.
Alors que le parlement se livrait à d’incessantes joutes politiques, l’économie s’effondrait. Le désastre est vertigineux : baisse de la croissance, fuite des investisseurs, inflation, chômage et pénuries de produits de première nécessité (lait, viande et médicaments). La Banque mondiale souligne des disparités criantes et une désorganisation totale : «En Tunisie, les ménages les plus aisés reçoivent trois fois plus d’aide alimentaire et énergétique que les plus pauvres».
Les Tunisiens n’avaient pas anticipé un tel effondrement de l’appareil d’Etat. La crise du Covid-19 a marqué un tournant, le Palais de la Kasbah s’étant révélé incapable de gérer l’urgence sanitaire. Entre retards dans la campagne de vaccination, gestion chaotique de la quarantaine et échauffourées devant les centres de vaccination entre citoyens épuisés en attente de soins, quelque chose a cassé. L’inconscient collectif tunisien a compris que le pays ne pouvait pas continuer ainsi.
Du renoncement à la colère
Le président Saïed a bien reconnu la lassitude d’un peuple qui nourrit une nostalgie tacite de la stabilité économique du régime de Ben Ali. Au nom du rétablissement de l’ordre, il prend en 2021 le contrôle de l’appareil du pouvoir. Des méthodes jugées obsolètes ont fait leur retour, comme les arrestations de hauts fonctionnaires, diplomates, juges et avocats. Les magnats des médias sont traduits en justice, tandis que les hommes d’affaires et les politiciens sont accusés de trahison et de terrorisme.
Une députée nouvellement élue, Olfa Marouani, n’a pas eu le temps de siéger au parlement avant qu’un tribunal ne la condamne à huit mois de prison. Un ancien candidat au ministère des Finances a été inculpé de «complot contre la sûreté de l’État» (Khayam Turki, Ndlr) après avoir accueilli chez lui des membres de l’opposition. En février, quatre ministres ont été démis de leurs fonctions en l’espace d’un mois, dont le ministre des Affaires étrangères Othman Jerandi.
L’activité politique étant désormais périlleuse et offrant peu d’espoir de résultats, les Tunisiens se concentrent sur les besoins essentiels. Les plus pauvres n’ont pas de bonnes alternatives, comme en témoigne l’homme qui s’est immolé dans le gouvernorat de Nabeul – témoignage du désespoir d’une population qui, il y a à peine trois ans, servait de modèle au Maghreb. D’autres, plus chanceux, profitent de leurs diplômes de médecine pour échapper au régime et exercer leur métier en Europe.
Pour s’exprimer, les Tunisiens ont eu recours aux manifestations de rue. Ils se rassemblent spontanément et brûlent des pneus pour protester contre l’inflation. Des routes sont bloquées pour attirer l’attention du gouvernement sur le chômage, qui touche 37,8% des jeunes de 15 à 24 ans. Des gaz lacrymogènes ont été tirés dans les faubourgs de la capitale, dans la commune d’Ettadhamen, à Mornag et à Douar Hicher. Tout devient catalyseur de contestation : la gestion des déchets, l’accès aux soins, la pénurie d’eau en été et la pollution marine. Les ascenseurs des hôpitaux tombent en panne, entraînant des drames comme la mort d’un patient (plutôt un médecin, Ndlr) à l’hôpital de Jendouba. Alors que les manifestants réclament un retour à la démocratie, la préoccupation dominante reste la situation économique et sociale.
Le régime a accepté de négocier avec la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour augmenter les salaires de la fonction publique en 2022. Depuis, les relations se sont détériorées. Anis Kaabi, le secrétaire général du syndicat de la société des autoroutes, a été arrêté et traduit en justice après avoir organisé des piquets de grève aux péages. La présidente irlandaise de la Confédération européenne des syndicats, Esther Lynch, a récemment été expulsée de Tunisie lors d’une visite d’évaluation. Tant le syndicalisme que la politique sont devenus des activités à haut risque dans la Tunisie de Kaïs Saïed.
Le mystère du Palais de Carthage
Rien ne prédestinait M. Saïed à devenir un président autoritaire. Professeur de droit constitutionnel à l’Université de Sousse, il a longtemps incarné l’image d’un intellectuel tunisien pacifique, pieux et cultivé – un outsider qui promettait non pas un programme politique, mais l’application de valeurs morales pour redresser le pays.
Le président Saïed n’a jamais dérogé à ses thèmes de prédilection : la lutte contre les ennemis de la nation (oumma), que les saintes écritures qualifient d’«hypocrites», et la poursuite des spéculateurs, car les transactions fondées sur l’intérêt financier sont interdites dans l’islam. Quant aux élections, il n’hésite pas à publier des résultats, aussi faibles soient-ils, tant qu’ils peuvent démontrer que les Tunisiens «ne font plus confiance à cette institution» (le parlement, Ndlr). Pour lui, la démocratie est un modèle importé qui n’a pas sa place dans le pays. Alors que l’Occident était alarmé par le taux de participation désastreux de seulement 11,4% aux dernières élections législatives, le président tunisien se réjouissait qu’une grande majorité d’électeurs se soient tenus à l’écart des urnes.
M. Saïed se présente comme un homme juste qui punit les injustes. Il parle dans un langage populiste et hautain, exprimé sans retenue diplomatique au risque de conséquences imprévues. Après qu’il ait décrit les migrants africains traversant la Tunisie vers l’Europe comme des «hordes», la Banque mondiale a suspendu les relations jusqu’à nouvel ordre. La décision arrive à un mauvais moment pour Tunis, un prêt de 1,9 milliard de dollars du Fonds monétaire international restant en suspens. L’Union européenne (UE) est également hésitante sur ses programmes d’aide. La communauté internationale continue d’exiger des signaux d’ouverture, mais Tunis reste obstinée, dénonçant l’ingérence des puissances étrangères.
Réaction internationale
Alors que la communauté internationale s’impatiente et que les ONG appellent à la libération des prisonniers politiques, les Etats-Unis ne cachent plus leur déception. La Maison Blanche croyait en la Tunisie – 1,4 milliard de dollars ont été fournis depuis la révolution, avec un budget annuel réservé aux forces armées (112,1 millions de dollars en 2022).
Les États-Unis ont maintenant pris leurs distances. L’ambassadeur Joey R. Hood a récemment confirmé une réduction de l’aide militaire aux forces de sécurité du pays, sans préciser de montant.
Ajoutant à la frustration, des citoyens tunisiens ont été arrêtés après avoir eu des contacts avec des membres du corps diplomatique américain à Tunis. La Maison Blanche a ouvertement exprimé son inquiétude, réservant à Kaïs Saïed un accueil glacial lors du sommet États-Unis-Afrique en décembre. Le président tunisien avait espéré des mots d’encouragement. Au lieu de cela, il lui a demandé de revenir aux normes minimales de démocratie.
Le président tunisien reste peu disposé à changer de cap, quitte à rebattre les cartes de son jeu diplomatique – jusqu’ici orienté vers l’Occident. M. Saïed souhaite renouer des relations diplomatiques avec la Syrie de Bachar Al-Assad et entretient déjà d’excellentes relations avec l’Algérie, toutes deux alliées de Moscou. Bien qu’il ne soutienne pas explicitement des puissances comme la Russie, il s’oppose fermement à l’Occident. Pourtant, sa personnalité particulière, solitaire et insaisissable, ne résonne pas bien au Kremlin. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a reporté à deux reprises une visite officielle à Tunis – Moscou aussi aimerait savoir où va la Tunisie.
Scénarios
Dans un scénario plus probable, la Tunisie renoue avec son passé : le régime autoritaire garantit à son peuple la paix sociale et la prospérité économique. Le président resserre son emprise sur la société en continuant à s’appuyer (discrètement) sur les forces de sécurité. L’Occident se résigne à aider le pays à éviter l’effondrement et le décourage de rejoindre l’axe diplomatique Moscou-Téhéran-Pékin. M. Saïed, 65 ans, exploite la géopolitique issue de la guerre en Ukraine pour se maintenir au pouvoir.
Dans un second scénario, la dégradation du climat social, observée depuis le début de l’année, s’accélère. L’UGTT devient l’une des dernières organisations qui ose défier le gouvernement. Des grèves à répétition paralysent le pays. Les Tunisiens riches s’exilent; d’autres descendent dans la rue pour protester contre l’inflation et les pénuries alimentaires. La Chine profite de la faillite de la Tunisie pour s’implanter dans le pays, réalisant une extension stratégique de la route de la soie à la frontière sud de l’UE.
Traduit de l’anglais.
* Chroniqueur et chercheur spécialisé dans le monde arabe.
Source : GIS Report Online.
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