Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) nous doit des explications à propos des flux financiers illicites qui, selon le président Saïed lui-même, continuent de circuler dans le pays. Si ces fonds existent, comment se fait-il qu’ils ont échappé à la vigilance de ses services ? Et quelles en seraient les conséquences pour le pays?
Par Imed Bahri
En recevant hier, mercredi 24 mai 2023 au Palais de Carthage, Marouane Abassi, venu lui remettre les états financiers 2022 de la BCT et le rapport des commissaires aux comptes, le président de la république a, selon un communiqué de la présidence de la république, souligné l’importance du rôle de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) dans l’identification des ressources de financement illicites. Vidéo.
«Nulle n’ignore que les fonds circulent de manière illégale (en Tunisie, Ndlr) et il n’est plus possible pour les parties qui profitent de ces fonds de ne pas répondre de leurs actes devant la justice», a affirmé Kaïs Saïed.
Difficile de ne pas lire dans cette déclaration comme un reproche indirect au gouverneur de la BCT et à la CTAF qui travaille sous sa la tutelle. Car affirmer que des fonds circulent de manière illicite dans le pays signifie que les instances en charge du contrôle des flux financiers entrants et sortants n’assument pas convenablement leur mission, parce qu’elles sont incompétentes et inefficaces ou, plus gravement encore, laxistes et franchement complices.
La réputation de la place de Tunis
Difficile aussi de ne pas établir un lien entre ce «reproche» est la campagne de dénigrement dont fait l’objet la BCT et son gouverneur dans certains cercles politiques qui œuvrent ouvertement pour mettre fin à l’indépendance de l’Institut d’émission, établie par la Loi n° 2016-35 du 25 avril 2016, portant fixation du statut de la Banque centrale de Tunisie.
Sur un autre plan, cette affirmation venant de la plus haute autorité de l’Etat risque de porter préjudice à la réputation de la place de Tunis. Et pour cause : quand on sait que la Tunisie a été définitivement retirée, en juin 2020, de la liste actualisée de l’Union européenne des pays tiers présentant des carences stratégiques dans leurs dispositifs de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, et ce après avoir pris toutes les mesures légales et organisationnelles nécessaires pour garantir un meilleur contrôle des flux financiers à travers son système financier, on peut sérieusement craindre qu’elle soit prochainement réinscrite sur la liste noire des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme publiée périodiquement par le Groupe d’action financière internationale (Gafi) d’où notre pays avait pourtant été sorti en octobre 2019.
On sait que Marouane Abassi termine son mandat cette année. En revanche, on ne sait pas s’il brigue un second mandat. On ne sait pas non plus si le président de la république va le maintenir à son poste ou s’il a déjà sous la main son successeur. Certains observateurs évoquent le nom de Ferid Belhaj, le vice-président de la Banque mondiale pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord, qui avait pris ses fonctions le 1er juillet 2018 et dont le mandat s’achèvera fin juin. Même si ce dernier avait affirmé aux médias tunisiens qu’il ne briguait pas de poste de responsabilité en Tunisie, rien ne l’empêchera de changer d’avis et de «se mettre au service de la patrie quand elle fait appel à lui», comme disent souvent les hauts responsables lorsqu’ils sont appelés à reprendre du service. Ce dernier, dont les relations avec le président Saïed remontent au temps où ils enseignaient ensemble à l’Université de Sousse, avait d’ailleurs été reçu au palais de Carthage à plusieurs reprises au cours des derniers mois.
Dissiper les doutes et éviter les incompréhensions
Quoi qu’il en soit, l’actuel gouverneur de la BCT, qui est d’habitude peu loquace, nous doit aujourd’hui des explications à propos des flux financiers illicites dont parle le chef de l’Etat. Si ces fonds existent, comment se fait-il qu’ils ont échappé à la vigilance de ses services ? Et l’Etat tunisien qui, selon l’aveu même du président, se serait montré incapable de traquer ces fonds, de débusquer leurs bénéficiaires et de les faire traduire devant la justice, ne risque-t-il pas, par cet aveu d’impuissance, de susciter les suspicions du Gafi et de l’Union européenne et de se voir bientôt réintégré dans la fameuse liste noire des pays exposés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme ? M. Abassi doit dissiper les doutes à ce sujet en exposant au public les actions menées par l’Institut d’émission pour faire tarir les flux des fonds illégaux et faire traduire les contrevenants devant la justice. Rien ne vaut une bonne communication pour éviter les incompréhensions.
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