Alors que les familles et partisans des détenus politiques dans l’affaire dite de «complot contre la sûreté de l’État» organisait hier, mardi 22 août 2023, une manifestation de solidarité pour marquer la fin de la première période de détention préventive, soit six mois après le début de cette affaire, le juge d’instruction en charge de cette affaire a pris la décision de prolonger la durée de leur détention de quatre mois supplémentaires. Retour sur une affaire entourée d’un épais rideau d’omerta… (Illustration: manifestation à Tunis pour la libération des détenus politiques).
Par Hssan Briki
Les avocats des détenus, Abdelaziz Essid et Islam Hamza, ont confirmé la légalité de cette prolongation, mais ils ont également remis en question sa légitimité, en soulignant le manque de justification substantielle. Ce point sera l’objet d’un appel devant la chambre d’accusation dans les prochains jours.
Pour sa part, Dalila Msadek, membre du comité de défense, a déclaré, dans son intervention dans l’émission « Midi Show » sur Mosaïque FM, que « l’ancien ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine a induit en erreur l’État en révélant un crime d’atteinte à la sûreté de l’Etat et en portant des accusations de terrorisme contre des militants politiques pour museler l’opposition», ajoutant que la prolongation de détention de ces derniers n’est qu’une fuite en avant, d’autant que, selon elle, «il s’est acéré que le dossier est vide et que l’État, qui s’y est impliqué, se trouve dans l’embarras à l’intérieur et à l’extérieur, mais refuse d’admettre qu’il a commis une erreur».
Il faut dire que les avocats des détenus dans cette affaire n’ont cessé de répéter, dès le début, que le dossier est vide, tout en exprimant à plusieurs reprises leur mécontentement des décisions judiciaires à l’encontre de leurs clients.
Commentant le rejet de la demande de libération des détenus, Ayachi Hammami a souligné que «les auditions de Jawher Ben Mbarek et Ridha Belhadj sont identiques avec celle de Chaima Issa, laquelle a été libérée».
Samir Dilou a également souligné à maintes reprises que les 21 auditions des personnes mises en liberté sont similaires à celles des détenus, ne s’expliquant pas ce qu’il considère comme des contradictions dans les décisions des juges.
Arrestations à tout de bras dans les rangs de l’opposition
Le comité de défense estime que l’affaire est politiquement motivée et qu’elle vise à intimider l’opposition et à faire taire toute voix discordante, surtout après l’échec des dernières élections législatives boycottées par les Tunisiens et marquées par un taux d’abstention record approchant les 90%.
Selon la défense, l’affaire a débuté le 10 février dernier, suite à une correspondance adressée par une autorité sécuritaire à la ministre de la Justice, Leïla Jaffel. Cette correspondance contenait une seule phrase énigmatique : «Nous avons été informés qu’un certain nombre de personnes complotent contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État». Le lendemain, une campagne d’arrestations a été lancée, touchant notamment l’activiste politique Khayam Turki, l’homme d’affaires Kamel Eltaief, l’ancien dirigeant du mouvement Ennahdha, Abdelhamid Jelassi, ainsi qu’un ancien diplomate, ami du père de Khayam Turki, feu Brahim Turki.
Deux jours plus tard, Noureddine Boutar, journaliste et directeur général de la radio Mosaïque FM, a également été arrêté avant d’être libéré sous caution en mai dernier.
Les 22 et 23 février, le parquet du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme a ordonné la détention d’autres personnalités, dont les dirigeants du Front de salut national (FSN), Jawher Ben Mbarek et Chaima Issa (cette dernière sera libérée par le 13 juillet). Suivront Issam Chebbi, secrétaire général du Parti républicain, Ghazi Chaouachi, ancien ministre, et Ridha Belhadj, ancien chef de cabinet de l’ex-président Béji Caïd Essebsi.
Par ailleurs, une enquête distincte a été ouverte contre l’avocat et ancien ministre Lazhar Akremi, qui sera mis en liberté provisoire le même jour que Chaima Issa.
Au début, le dossier de l’affaire comprenait 17 personnes, par la suite 21 autres figures politiques en été entendues, mais laissées en liberté.
Quels liens entre tous ces prévenus? Tous sont de virulents opposants au président de la république et, selon le dossier de l’affaire, ils se sont rencontrés à diverses reprises et ont discuté de la situation générale dans le pays et des moyens de le sortir de la crise. Ils auraient sans doute envisagé des scénarios pour se débarrasser de Kaïs Saïed, qui refuse tout dialogue avec l’opposition et cherche à imposer son projet de transformation politique. Ont-ils comploté contre la sûreté de l’Etat en envisageant des actions violentes, comme le laisse entendre l’acte d’accusation ?
Les avocats de la défense sont unanimes : il n’y a aucune pièce dans le dossier attestant une telle accusation, qui serait basée sur de vagues dénonciations anonymes.
Des témoins sans visages
Selon une enquête menée par Inkyfada, les dossiers d’interrogatoire des détenus par le pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme sont basés sur trois témoignages anonymes recueillis les 16, 18 et 21 février, donc après les premières arrestations.
Le premier informateur anonyme, surnommé XX, a évoqué les relations entre Kamel Eltaief et des responsables politiques, militaires et économiques en Tunisie, y compris parmi les responsables actuels.
Le témoignage d’un second informateur anonyme, surnommé XXX, basé sur «un appel reçu d’un ami» basé à l’étranger, parle d’une «rumeur répandue au sein de la communauté tunisienne en Europe, notamment en France et en Belgique, selon laquelle un complot visant à renverser le régime actuel en Tunisie et à destituer le président de la république, Kaïs Saïed, serait en cours». Selon ce témoignage des politiciens, des hommes d’affaires et des officiers des services de sécurité, anciens et actuels, seraient en contact étroit avec Kamel Eltaief, qui préparerait un coup d’État contre le président de la république. Les présumés conjurés auraient l’intention (sic) d’utiliser la violence, avec l’aide du dirigeant du mouvement Ennahdha, Noureddine Bhiri, «qui dirige un groupe de cellules dormantes avec l’aide des maires appartenant à son parti ».
Pour rester dans le cadre de ce scénario à la James Bond, le projet de renversement politique aurait été conçu au Luxembourg en 2022, avec la participation du philosophe français Bernard-Henri Lévy, parrain autoproclamé des révolutions arabes.
Bref, les témoins anonymes lancent des accusations à tour bras sans apporter des preuves tangibles ou de faits réels. Ces accusations sont basées sur des rumeurs dénuées de crédibilité, soutiennent les avocats de la défense.
Une justice silencieuse
Face aux déclarations des avocats, le parquet général et les juges d’instruction en charge de l’affaire ont adopté une politique du silence. Jusqu’à présent, aucune communication ni déclaration officielles n’ont été émises concernant l’évolution des enquêtes relatives à une affaire d’une telle importance. Au contraire, une décision a été rendue interdisant le traitement médiatique de l’affaire, en contraste avec la pratique internationale de transparence et de suivi médiatique des affaires d’intérêt public, en particulier celles liées à la sûreté de l’État.
Cette approche se justifie par la gravité de ces affaires et leur impact sur l’ordre social et la sécurité publique. En comparaison, lors de la dernière tentative de coup d’État en Allemagne, le public a été informé en détail de l’affaire, avec la divulgation des parties impliquées ainsi que de tous les aspects du délit, y compris les plans et les armes, le but étant de rassurer l’opinion et d’éviter les soupçons de manipulation politique.
La justice tunisienne, qui n’a pas fini de nous surprendre et de nous étonner, ne l’entend pas de cette oreille, qui continue de suivre, dans cette affaire, une politique d’omerta qui en dit long sur son marasme et sur la gêne qu’elle ressent à renouer avec les pratiques qui furent les siennes avant la révolution de 2011.
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